mb, petites histoires.

Elisa

Je n’ai jamais su s’il fallait dire « texto » ou « sms » ou je ne sais quoi encore. Mais, peu importe, chaque fois que je vois Elisa, lorsque j’entends sa voix au téléphone, lorsqu’elle m’envoie ses longs, trop longs e-mails, je me souviens toujours de ces messages et de cette photo, elle envoyée par « mms » par laquelle j’ai découvert son visage malicieux, des grands yeux en amande, comme on dit.

C’était le temps où ils apparaissaient, difficiles à écrire, trois lettres sur chaque touche du téléphone et taper une, deux ou trois fois pour trouver la lettre. Je ne sais plus comment s’appelait cette méthode d’écriture dans la préhistoire de la communication électronique.

C’était une fin d’après-midi d’un dimanche débordant d’angoisse, la pire, sans cause, lorsque toutes les musiques deviennent trop tristes, vous plaquent dans la nostalgie, lorsque ne reste que le silence lourd, gris, étouffant et rien pour vous consoler, puisqu’il n’y rien à consoler. Simplement du poids.

J’entends le petit bip. Et je lis : « J’écris plume abattue, par crainte de ne pouvoir achever »

Un numéro de téléphone qui n’est pas dans mon répertoire. Pas envie de chercher, je retourne dans mes pensées noires, affalé sur canapé, la télécommande de la chaine hifi dans la main, comme en instance de mon retour qui me fera allumer et jouir de ma musique. Et puis ce maudit mémoire à terminer, vivement la vie active ! Et Geneviève qui ne répond pas, elle doit me tromper !

Nouveau bip, nouveau message, même numéro : « Plume abattue, comme moi, à abattre »

Je laisse encore, faussement excédé. Mais, curieusement, je ne sais si c’est ce message ou une nouvelle onde pointue qui traverse allègrement mon petit salon, je reviens et allume la chaine, source « CD » (j’ai laissé tomber les vinyles), le dernier que j’ai inséré, le premier disque de Stacey Kent, voix de rêve, légère qui vous remet d’aplomb quand vous en avez envie.

Je me lève, prends mon téléphone et relis le « texto ». « Plume abattue » ? Je connais cette expression, je connais. Je trouve, c’est Gide, dans son Journal, lorsqu’il est persuadé qu’il entame sa fin. Il faut faire vite. Je prends le livre dans ma petite bibliothèque. Je retrouve le passage, j’avais souligné. Journal. 8 Juin 1948.

« …Sans cesse j’entends la Parque, la vieille, murmurer à mon oreille : tu n’en as plus pour longtemps. Si je n’étais constamment et absurdement dérangé, il me semble que je pourrais écrire des merveilles, la tiédeur aidant. Je reprends goût à la vie. J’écris tout ceci plume abattue, par crainte de ne pouvoir achever, mais avec la constante préoccupation des choses beaucoup plus intéressantes que je voudrais dire… »

Nouveau bip, je lis : « Plus de goût à la vie, rien d’intéressant. Il me faut m’abattre »

Je m’assieds. Je réfléchis. Me viennent d’emblée, je ne sais pourquoi, le visage d’Ingrid Bergman et d’Anthony Perkins.

Je tape : « Aimez-vous Gide ? Et Brahms ? Sûrement. Appelez-moi et écoutez ».

Puis, vite, je trouve le disque : Brahms, 3ème symphonie (poco allegretto). J’attends.

Le téléphone sonne, j’en étais sûr, je décroche, je fais démarrer le morceau et colle le combiné sur l’enceinte droite. Près de cinq minutes. Je mets sur « pause », et je dis :

– Alors ?

J’entends Geneviève qui me demande si je ne suis pas devenu fou, si je m’amuse à briser les oreilles des femmes qui appellent pour dire qu’elles ont envie du corps de celui qui colle du Schuman ou du Beethoven, l’on ne sait trop, au lieu de répondre qu’il prépare un whisky et un lit accueillant !

Je deviens rouge. Je lui dis que je suis fatigué, que la nuit alcoolisée et les bras accueillants, je les préférerais le lendemain.

Elle raccroche, peut-être furieuse. Et je retourne dans le vide gris, chaine éteinte. Et là, le téléphone sonne.

Une voix rauque, presque Marlène Dietrich, avec un petit accent, espagnol, j’en suis sûr :

– Quel est votre nom ?

J’étais stupéfait ; Une femme donc, en suspens de suicide, plagiaire de Gide, adressant un texto à un inconnu et qui me somme de prononcer mon nom !

Je ne savais quoi répondre et me contentais d’un faible :

– Quoi ?

Elle dit alors :

– Moi, c’est Elisa, espagnole, Doctorante, locataire d’un studio rue des Ecoles ; Mes SMS vous ont plu ? Bravo. Vous êtes le seul à avoir trouvé pour Gide. Le seul sur environ une vingtaine. Je vais tout vous dire : je m’ennuie les dimanches et j’envoie des textos en inventant des numéros. Quelquefois ils sont bons, actifs. D’une manière générale, on me répond que j’ai dû me tromper de destinataire et je réponds en m’excusant. Puis d’autres, en quête d’aventure me propose immédiatement un rendez-vous et j’insulte très fort. Et ils ne rappellent pas. Alors, celui qui reconnaît Gide et me propose du Brahms, alors là, chapeau !

Je n’ai pas répondu. Et elle m’a sorti :

– Dans une demi-heure au Balzar, OK ? Je vous reconnaitrai, j’en suis certaine. En attendant, je vous envoie ma photo.

J’ai mis mon beau col roulé bleu marine, celui dont tous me disent qu’il me va très bien, et je suis allé au Balzar.

La femme sur la photo était très belle, mais bizarrement, je n’étais pas « en quête d’une aventure », juste le Balzar et la tuerie du gris, la chasse contre le grand chagrin. Le pire, celui sans cause.

Elle était assise sur une banquette, au fond de la salle et m’a fait un petit signe quand je suis rentré. Etais-je si reconnaissable ? Les lecteurs de Gide ou les fans de Brahms étaient-ils flagrants ? Je me suis assis devant elle qui, évidemment, souriait. Décidément les femmes sourient toujours. Puis, en levant son verre, elle m’a dit :

– de l’Amontillado. Ce qui n’est pas si mal pour la France. Ils n’ont pas de Fino ici.

Là, je crois avoir été fulgurant, elle ne s’attendait pas à ce que je réponde :

– Il fallait m’inviter au bar des Ecoles, là ils ont du fino. Tio Pepe, muy secco.

Elle a éclaté de rire en disant :

– Brahms, Gide, connaisseur de vins de Jerez. Je suis tombé sur la perle. Mais vous ne m’avez toujours pas dit votre nom.

Je lui dis.

Et elle part dans une tirade, sans s’arrêter, pour me dire encore qu’elle s’appelle Elisa, qu’elle s’amuse beaucoup avec les hommes, mais qu’il n’est pas question d’entrevoir une aventure avec elle, elle est très amoureuse d’un homme qui est parti trois ans sur la banquise, au Pôle Nord, photographier le blanc, toutes les heures, qu’il lui envoie, par satellite, un message tous les jours, qu’ils sont très, très amoureux et qu’il doit revenir l’année prochaine, que ce n’est donc pas la peine de draguer, minauder, tenter, caresser, ca ne servira à rien et que si je n’étais pas content, ce serait le même prix et puis qu’elle adore Gide et sa tristesse et Brahms aussi et qu’elle ne savait pas qu’il avait du fino au Bar des Ecoles et qu’avez-vous pensé de ma photo, et que faites-vous à part draguer les jolies espagnoles ?

Je ne sais ce qui m’a pris, je lui ai demandé :

– vous êtes formidable, voulez-vous être ma sœur ?

Elle m’a pris le visage entre ses belles mains à la peau dorée, très dorée, cette peau de paradis, cette peau du ciel, et m’a embrassé le front. Puis les lèvres.

Elle n’est pas devenue ma soeur.

Francis Vlleréal

Francis Villeréal. Son père était chimiste et sa mère radiologue. Et tout, normalement, le destinait à une carrière scientifique. De fait, pendant toute son adolescence, malgré les efforts de ses parents, grands lecteurs de littérature russe, il n’a pas ouvert un seul livre qui ne soit purement scolaire. Francis ne s’intéressait qu’aux mathématiques et, sans pouvoir vraiment expliquer cet engouement, était un grand admirateur de Kepler dont il avait découvert la vie un soir, en regardant un documentaire télévisé, sur Arte.

Déjà dans sa petite enfance, il passait ses week-ends à faire des divisions. Et comme disait sa mère, c’était un « fan de la virgule ». A chaque fois qu’il trouvait « beaucoup de chiffres après la virgule », il sautait de joie.

Il lut son premier livre grâce à une jeune fille dont il était tombé amoureux, vers dix-sept ans. Claire. C’était sa voisine de palier. Ils prenaient souvent ensemble l’ascenseur et ce qui devait se produire arriva. Il eut avec elle sa première expérience sexuelle. Elle devait avoir dix-neuf ans et travaillait dans une parfumerie. Elle lui offrait souvent des échantillons de parfums.

Cette liaison fut ordinaire, sans histoires mais elle lui fit découvrir un livre (« Le Horla »). Et Francis fut pris d’une passion pour Maupassant. Il acheta tous ses livres, ce qui fit beaucoup rire sa mère qui lui dit un jour qu’il « avait donc changé de virgules ».

Francis abandonna ainsi les mathématiques pour la littérature.

Il commença, bien sûr, à écrire des poèmes qu’il donnait à lire à la parfumeuse. Elle le quitta très vite pour un jeune employé d’assurances qui était très beau et qui passait ses nuits dans les boites à la mode.

Francis n’en fût pas véritablement affecté car il avait ses livres. Mieux, il se prit d’amitié pour l’employé noceur que Claire lui avait présenté et lui demanda même de l’initier aux « plaisirs de la nuit ».

Il passa donc lui aussi ses soirées dans des boites de nuit, ce qui effraya son père lequel, sans que l’on sache pourquoi, était obsédé par les maladies vénériennes.

A cette époque, Francis avait entrepris des études de lettres, bien sûr, mais ses notes n’étaient pas fameuses et il ne comprenait pas pourquoi ses professeurs ne reconnaissaient pas son « talent ».

Un jour, alors que l’un de ses professeurs lui rendait sa copie griffonnée en rouge de critiques peut-être injustes, il fût très insolent, traita le professeur de « raté » et abandonna ses études. Il trouva du travail dans la Compagnie d’assurances qui employait l’ami de Claire.

Ses parents n’apprécièrent pas cette « déviation désastreuse » et il ne les revit quasiment plus.

Il vivait dans un petit deux-pièces dans le dix-neuvième arrondissement, seul. Ses sorties nocturnes lui donnaient l’occasion de multiples aventures et le matin, avant de partir travailler, il lisait une ou deux pages de ses écrits à des conquêtes éberluées et fatiguées.

Il ne rencontra pas l’amour de sa vie dans une boite de nuit mais plus simplement sur son lieu de travail.

Un jour son chef de service lui présenta une nouvelle embauchée. Paula. Il fallait, avait dit le chef de service, « s’occuper d’elle ». Elle était très timide et écoutait Francis avec respect. Elle apprit très vite et fût très rapidement appréciée de ses supérieurs hiérarchiques, à telle enseigne qu’elle fût en moins d’un an nommée « agent de maîtrise » et Francis était dans son « équipe ». Il n’en fût pas jaloux, certain de la précarité de son emploi, la publication de son premier livre, celui auquel il s’était attelé, le jour où il avait abandonné ses études, lui semblant assurée. Il vivrait de ses droits d’auteur.

Un soir, alors qu’ils rangeaient tous deux leurs affaires dans les tiroirs de leur bureau, Paula, les yeux baissés, lui proposa de « boire un verre ».

Ils se trouvèrent très vite, après un dîner arrosé dans une pizzeria, dans l’appartement de Francis. Ils discutaient, elle sur une chaise, lui sur le petit canapé, de leur travail, critiquant tel ou tel chef de service, riant des clients affolés par leur « dégâts des eaux » ou des menus de la cantine.

Paula s’assit près de lui et lui prit la main, le regarda très tendrement dans les yeux et lui avoua que dès le premier jour de leur rencontre, elle l’avait aimé, énormément aimé. Elle l’entraîna dans la chambre et il fût littéralement stupéfait par ses prouesses sexuelles. Paula était une immense experte et quand il lui posa la question de cette grande expérience acquise certainement à l’occasion d’innombrables aventures, elle lui jura qu’il n’était que « le deuxième homme », que « celui qui l’avait précédé était un nigaud quasiment impuissant ». Il ne sut jamais si elle avait menti. En tous cas, il tomba éperdument amoureux d’elle. Il allait connaître son grand chagrin.

Paula s’installa chez lui. Ils mangeaient souvent à la pizzeria, au coin de la rue et passaient leurs soirées à lire ce que Francis écrivait. Voilà comment les choses se passaient : Francis écrivait un paragraphe et Paula relisait immédiatement. Quand elle baissait les yeux, la feuille de papier était jetée à la poubelle. Quand elle souriait, Francis continuait. Ils restaient à écrire, à lire, à relire, à froisser du papier, jusque tard dans la nuit.

Curieusement, au travail, ils n’avaient pas annoncé leur liaison et Paula l’appelait « Monsieur Villeréal » jusqu’au jour où l’un de leurs collègues lui fit comprendre que « toute la Compagnie savait et qu’il était inutile de jouer une comédie », que « d’ailleurs, tout le monde les aimait » et qu’ils étaient de « très beaux amoureux ».

Malgré cela, sur le lieu de travail, Paula a continué à appeler Francis « Monsieur ».

Le livre fût terminé rapidement et ils étaient tout excités. Ils passèrent encore de nombreuses nuits à relire, à corriger, quelquefois certains de la publication, d’autres fois, plus nombreuses, sûrs d’une démarche vaine.

Paula allait tout « chambouler » (c’est son mot).

Il faut d’ailleurs commencer par l’histoire du livre de Francis : Un homme, passionné de grande musique avait voulu un jour commencer l’apprentissage du piano. Il avait trouvé l’adresse et le téléphone d’un professeur (une femme) sur une petite annonce collée sur une caisse enregistreuse d’un magasin d’instruments de musique. Ils prirent rendez-vous chez elle le samedi suivant. L’homme fût à l’heure. La femme (une vieille dame aux cheveux argentés qu’elle portait en chignon) le fit asseoir et posa sur le piano une partition facile (L’on devait d’abord apprendre les notes). Le cours commença. Le professeur joua le morceau, laissa la place à l’homme et fût stupéfaite : l’homme, du premier coup, jouait parfaitement. Il jura qu’il ne comprenait pas ; il n’avait jamais touché un piano. Le professeur lui présenta une autre partition, moins facile et l’homme joua merveilleusement. Une heure plus tard, il jouait l’un des morceaux les plus difficiles de Scriabine.

Le professeur crut à une plaisanterie et le jeta hors de chez elle. L’homme rentra chez lui et pleura pendant plusieurs jours, sans sortir, sans manger. Les pages qu’avait écrites Francis sur ces moments d’angoisse, d’incompréhension devaient beaucoup à Maupassant et il les corrigea souvent, pour s’éloigner du maître.

L’homme du roman sortit de son état de désespoir exactement cinq jours après la découverte. Il s’était persuadé d’un fait : il fallait chasser le fantastique, sauf à devenir très rapidement fou. Mieux, il trouvait ce phénomène injuste. Des anges ou des diables lui ôtaient le plaisir de l’apprentissage. Des forces occultes lui donnaient immédiatement l’immensité des choses. Il fallait donc « oublier », phrase après phrase, note après note. Et pendant toute sa vie, l’homme s’attacha à « oublier », à inverser les notes, à créer une fatigue propice à l’oubli. Chaque trou de mémoire était une victoire.

C’est donc, comme il le disait « de la mémoire, de ses tours, détours, retours » qu’il s’agissait.

Francis décrivait donc, comme il le disait encore «la guerre contre la clairvoyance et le retour salutaire à la petitesse des événements, à l’enfouissement des grandeurs dans le quotidien facile et reposant ». Le titre était le résumé de l’ouvrage (« Retour »).

Paula lui proposa la veille de leur visite chez un éditeur de « faire lire le manuscrit par l’un de ses amis, connu pour son don d’écriture ».

Francis accepta, non sans réticence. Mais il aimait Paula.

Ils attendirent deux semaines. Un soir, à la sortie du bureau, Paula lui dit « qu’elle allait chez son ami, rechercher le manuscrit, et en discuter avec lui ». Elle ajouta « qu’il valait mieux qu’il ne le rencontre pas car on accepte mieux les critiques d’un inconnu et qu’elle y allait donc seule ». Il acquiesça, en grognant un peu, mais il adorait Paula.

Paula rentra à l’heure du dîner. Elle avait le paquet (dans une chemise cartonnée, à sangles) dans les bras. Il lui demanda immédiatement comment son ami avait trouvé le texte. Elle ne répondait pas. Il insista. Elle lui dit que « le texte avait été entièrement revu », que « son ami avait aimé l’histoire mais l’avait un peu remanié, comme d’ailleurs le style ». Et elle ajouta qu’elle « revenait avec deux textes : celui de Francis et celui de son ami et qu’il fallait choisir ». Elle finit en ajoutant que « son ami avait juré de ne jamais parler de la correction, qu’il leur offrait ».

Francis était bouleversé. Il a fallu des jours avant qu’il ne se décide à lire « le nouveau texte ». Il ne reconnut pas son travail. Les phrases avaient été raccourcies, les personnages, les lieux n’étaient plus décrits, l’histoire même avait été « remaniée » : l’homme était devenu une femme (car elles sont plus sereines dans le fantastique avait dit l’ami de Paula) et les événements ne s’étalaient que sur un jour (comme dans un rêve avait-il dit).

Francis entra dans une immense colère et jeta le texte de l’ami sur le sol. Paula était agenouillée, ramassant les feuillets et les reclassant quand elle lui dit « qu’il fallait tirer au sort ».

Il sortit, en claquant la porte. Il revint quelques heures plus tard. Il avait bu et était sur le point de pleurer. Il s’allongea sur le lit et s’endormit très vite. Il se réveilla très tard. Paula n’était plus là. Elle devait être partie travailler se dit-il. Il téléphona à la Compagnie. Après avoir annoncé qu’il était malade et qu’il ne se rendrait pas au bureau, il demanda à parler à Paula. Elle n’était pas là.

Il alla dans la cuisine et se prépara un café fort. C’est alors qu’il vit le mot de Paula, sur la table. Il lut : « Francis, je pars quinze jours à la campagne, me reposer. Il faut tirer au sort. Je t’aime ».

C’est dans l’après-midi qu’il reçut le coup de téléphone. Le chef de service. Il lui annonçait que Paula avait eu un accident de voiture et les gendarmes avaient prévenu l’employeur. Ils avaient trouvé une carte professionnelle dans son portefeuille. Paula était morte, sur la route de Limoges. Un camion s’était renversé sur sa voiture.

Le chagrin de Francis fût indescriptible. Il songea plusieurs fois à se suicider. Ses collègues de bureau furent d’une gentillesse exemplaire. Et même Claire qu’il n’avait pas revu depuis longtemps se proposa d’habiter avec lui pendant quelque temps « pour s’occuper simplement de lui ». Il refusa, préférant rester seul. Il avait pris un « congé sans solde » et passait ses journées sur son lit, à penser à elle.

Un jour, le téléphone sonna. Des collègues qui voulaient prendre de ses nouvelles pensa-t-il. Un homme lui dit :

– Monsieur Villeréal, vous ne me connaissez pas. Je suis l’ami de Paula, celui qui a relu votre manuscrit. Je voulais simplement vous parler. Je sais votre amour pour elle. Elle vous aimait très fort. Je ne pense pas qu’il soit bon de nous rencontrer. Disons que j’ai été l’ami de vos mots qui eux me connaissent et qu’il faut leur laisser cette amitié, sans l’encombrer de corps et de paroles creuses. Votre texte est très beau. Je n’ai fait que l’emballer dans un papier de Noël, pour sa publication. Je vous souhaite toute la chance du monde. Au revoir.

Francis se souvint du mot de Paula, sur le « tirage au sort ». Il tira au sort et envoya le manuscrit « remanié » à l’éditeur.

Son premier roman eut un immense succès et déjà les publicitaires avaient trouvé le slogan : « un talent fou ».

Michel Monpazier n’a, à ce jour, jamais rencontré Francis Villeréal.

La professeure

“Les enfants, mettez-vous en rang et entrez calmement !

-Madame, je ne sais pas si je suis dans la bonne classe !

Rien de changé, me disais-je. Sauf qu’il fallait porter l’infâme blouse grise.

Nous sommes rentrés dans la classe. Mon premier cours en France, justement un cours de français.

La professeure nous regardait et souriait.

Elle était vraiment lumineuse. Grands yeux marron et pommettes saillantes, un chignon joliment enrubanné.

Ce premier jour, elle portait un chemisier rouge comme son ruban, très serré, peut-être un peu juste, tendu sur une poitrine assez agressive.

Elle ressemblait à Antonella Lualdi, l’actrice, femme de ma vie, femme idéale, d’une beauté infernale lorsqu’en bikini, elle se tenait, cheveux au vent, longues jambes de rêve, sur la coque d’un hors-bord filant à toute vitesse, au large des côtes de Capri. Je m’imaginais avec elle lorsque, sur le « Ville de Marseille »qui naviguait lourdement vers notre nouveau pays, j’agrippais le bastingage rouillé et jouissais du vent qui claquait sur mon front.

La professeure de français reprit la parole :-

-Bon, vous voilà assis, je me présente : Antoinette Dubourg. Le prénom me déplut. Il me semblait incompatible avec la poitrine et les grands yeux marron.

-Avant de faire l’appel, je voudrais vous dire quelque chose. Parmi nous, comme vous avez pu le constater, se trouvent des pieds-noirs qui viennent d’Afrique du Nord. Il faut les accueillir et les aider. La France est, depuis toujours, une terre d’accueil. S’ils ont des difficultés en Français, il faudra les soutenir.

Je la déteste encore pour ces mots humiliants et suis toujours ravi de raconter à mes amis son visage violacé lorsque qu’elle a entendu ma réponse à sa première question sur « le génie de Rabelais ».

J’ai donc demandé la parole, en levant très calmement le doigt, même si je tremblais beaucoup.Je me suis présenté : Michel Arba, né en Tunisie, ai-je proclamé peut-être sur un ton un peu trop sentencieux, en tous cas très appuyé.

Dans un français volontairement châtié, après avoir précisé que je ne connaissais pas (c’était vrai) le terme de pied-noir, j’ai, pendant près de dix minutes, aligné des centaines de phrases, grammaticalement correctes, du moins je le crois, citant même Montaigne dont je connaissais l’Avenue au Monopoly, et aussi Bergson un penseur, un philosophe peut-être.J’avais certainement un jour entendu mon père le citer et dans une envolée parfaite, peut-être un peu gâchée par l’accent tunisien, clamer que le rire était mécanique, plaqué et vivant. Ou quelque chose d’approchant.

Ces formules énigmatiques, martelées régulièrement par le père m’enchantaient, même si je ne les comprenais pas. Comme lui peut-être, mais c’est une autre histoire.

J’ai donc conclu, très rapidement, de peur qu’on s’y arrête, sans n’y rien comprendre, en alignant juste des mots, sur le rire, la mécanique et la vie:de Rabelais à Bergson! J’ai aussi casé “l’élan vital” que même aujourd’hui j’ai du mal à saisir, mais tellement beau à entendre ou à dire. Des mots du dimanche, comme dit mon cousin.

Puis, encore, des histoires à dormir debout, dont j’affirmais qu’elles étaient de l’immense auteur.La professeure, le visage défait, indescriptible, a fixé sur moi, pendant au moins cinq minutes, un regard terrifiant. Je ne sais si elle m’a pris pour un fou ou si elle regrettait ses propos sur notre maniement malaisé de la langue française.

J’exagère bien sûr quand je dis que je la déteste encore. Elle était gentille. Et cela partait de bons sentiments. Et puis, durant toute l’année scolaire, elle n’arrêtait pas de me caresser affectueusement la tête, défaisant mes cheveux, sans imaginer une seule seconde qu’un collégien de quatorze ans qui sentait sous son crâne des mains effilées d’une femme à la poitrine saillante pouvait ne pas en dormir ou se réveiller humide après un bouillonnement nocturne de rêves interdits.

Mais j’étais trop fier de mon français et des tirades apprises par milliers. Comment avait-elle osé nous prendre pour des sauvages d’une ténébreuse contrée ?

C’était donc nos premiers mois en France et nous étions ravis

la pluie

Elle se lève et se dirige vers la grande fenêtre. La pluie est haineuse, des boulets noirs.

Lui est allongé sur le lit. Il connait cette tristesse. Un de ses jours gris, aiguilles serrées dans la poitrine, le souffle court, qui se cherche entre les sanglots. Il sait sa souffrance.

Elle lui parle, doucement. Elle dit un monde obscurci par des torrents de hargne, des retours, des pluies de haine, l’injustice.

Elle pleure bien sûr, le front collé à la vitre, comme une enfant. Puis, elle se redresse brusquement et se tourne vers lui.

Elle lui dit qu’il faut réparer, que le temps est venu. Il ne répond pas.

Il vient vers elle, lui prend les poignets, les caresse, lui tourne le dos, et devant le grand lit défait lève les deux bras, imite les plongeurs de falaises, répète sans cesse, sans se retourner, trop vite, sans articuler, que le danger est grand, que les hommes sont incertains, qu’il ne faut pas ouvrir les blessures secrètes.

Elle lui répond qu’il a peur lui aussi, que c’est bon signe, que comme tous les les hommes, il n’aime pas déménager, que, comme tous, il a peur des cartons. Elle rit maintenant.

Elle prend une pomme dans la corbeille de fruits que, gentiment, l’hôtelier a posé sur la vieille commode, la lance en l’air, la rattrape. Comme une jongleuse. Une jonglerie. Voilà ce qu’elle aurait du lui répondre ! Avec des corps. C’est ça ! Non, pas avec des corps. Avec des passés qui tournent, s’entrechoquent, se cabossent. Des cabrioles de vies, à saute-mouton sur le temps, invisibles dans leurs enlacements.

Elle n’est plus triste et pourtant la pluie tombe toujours et la lumière peine à rejoindre les murs blancs.

Elle est encore debout devant lui qui la regarde, muet, peut-être inquiet.

Oui, l’heure est venue, il faut s’y mettre, faire venir le grand tumulte. On verra bien où l’on atterrira. Comme la lumière qui ne sait pas où elle se pose, comme la vitesse qui ne se contrôle pas, comme les couleurs qui se mélangent, sans connaître la dernière qui survient et se croit impériale. On balance la tiédeur par-dessus bord ! On balaye tout ce qui inquiète l’amour. On passe la mesure, on surcharge, on écorche. Ca doit bouillir, éclater, ravager, dissoudre, creuser dans la plaine quadrillée.

Mais quand a-t-elle eu cette idée ? Elle va à la fenêtre. Des touristes en bermuda s’abritent sous un porche. Elle s’en souvient. C’était au cinéma. Le film l’ennuyait et elle imagina une «tempête». Plein de gens soulevés, emportés, plaqués violemment contre des murs. Par une «tempête de sentiments ».

Les défendre, attaquer leurs heures, déchirer les instants inféconds, prendre un canif, déchiqueter leurs peaux, déterrer les cauchemars, aspirer leur être. Oui, c’est ça : une aspiration, une absorption des temps.

Elle lui a dit hier, juste avant qu’il ne la prenne, avant qu’il ne l’étouffe de tous ses mots d’amour, des cris de tendresse, des caresses profondes. Immense, immense amour.

Trop facile, tes mots a-t-il dit. Dans la romance, faussement obscurs. Il n’a rien compris. Pourtant, nul autre que lui, le grand fabricant des phrases dorées, l’inventeur des mots dangereux, définitifs, n’aurait pu mieux comprendre.

Non, non, elle n’exagère pas.

Elle pense au premier. Elle ne le connaît pas. Elle est certaine que le coup va porter, que les chaînes vont se rompre, pour se ressouder, irrésistiblement.

Elle est maintenant assise au bord du lit, prend sur la table de chevet un petit cahier d’écolier et commence à écrire. Tous les mots qui lui viennent. Puis, elle déchire la page. Il ne faut pas écrire Ne rien figer. Elle est sûre d’avoir raison. Elle reprend le cahier et note : « On déclenche ». C’est tout ce qu’elle écrit.

Dehors la pluie a cessé de tomber et la chambre, comme un vaisseau transparent, vogue dans la lumière nouvelle.

Tikkun Olam

C’était il y a très longtemps, lorsque tous se donnaient l’accolade, à l’espagnole.
Clara était étudiante. Elle avait découvert le Tikkun Olam, une théorie d’un cabaliste juif du seizième siècle, Isaac Louria. La réparation du monde.
Curieuse théologie, plus dans le champ de la vision poétique que dans celui de l’interprétation théologique. Pour résumer : Dieu, d’abord dans le monde, s’en retire. Ce retrait (tsimtsoum) constitue le vide qui va lui permettre de s’atteler à ses créations, par un rayon magique, d’une lumière indéfinissable. La création divine va remplir de cette lumière dix vases (les sefirot), réceptacles de cette infinie lumière divine et qui vont contenir la vie première. Mais, catastrophe ! Les vases se brisent, l’homme primordial créé par un rayon droit ne pouvant les contenir. Et des milliards de milliards d’étincelles divines s’éparpillent dans le monde. L’homme se doit donc, c’est son but, de réparer les vases. Par un retour sur lui-même, dans son intériorité la plus profonde, l’homme va trier, exclure, différencier, pour, enfin, remédier à la brisure originelle et rassembler les étincelles malencontreusement et dramatiquement éparses dans ce monde imparfait par la rupture de l’unité et de l’entièreté primitives du monde voulu par le maitre de l’Univers.
Donc, une réparation du monde. Par les humains et leur action, dans un combat éthique, contre la cassure, l’éparpillement originel, en réalité contre le mal.
Cette proposition, ces mots sont des aubaines, on en redemande. On les sort à tout moment, ils sont merveilleusement souterrains. Puis, on les interprète allègrement, guidés par ce que nous croyons être une sincère volonté de creuser dans le vrai et le juste, en bref dans la beauté du monde qui ne peut être que sa vérité.
En effet, que demander de plus à des mots que de nous aider à accompagner intensément nos heures, employées à ressouder les fêlures, au centre du grand mystère dans un voyage fécond à la lisière des infinis étincelants et des éthers lumineux ?
Extraordinaire donc que cette doctrine illuminée pour qui cherche la formule d’or qui forge une éthique quotidienne. Mieux qu’une religion, écrasant toute idéologie, sans Dieu, sans maître, sans une seule barbe blanche, juste des actes, s’accrochant aux instants pour les rendre infiniment féconds.
Ainsi, l’action adéquate répare le monde et reconcentre les lumières disséminées dans le néant. Et tous doivent s’y mettre. Le monde enfin unifié, devenu idéal, pourra enfin venir, sans messie, juste réparé, comme un vieux jouet qui reprend sa forme, par des attaches ou des vis invisibles. Rassembler les étincelles éparses. Et toujours réparer, réparer.
Beaucoup ont donc pris, comme on prend le soleil, de cette réparation du monde, en la hissant au sommet de tout, un signifiant incontournable de la bonne vie, comme disent les grecs ou de la bonne action, comme disent les mortels, magnifiant la doctrine magique, en oubliant son origine cabalistique et religieuse, du côté des premiers étages des synagogues, là où dans les salles d’étude, les corps d’adolescents, tous vêtus de noir, se courbent obstinément, oscillent mécaniquement.

Clara était étudiante, section Ethnologie à la Sorbonne et spécialiste de Maurice Godelier. Moi, à l’époque, dans la section Sociologie, matière abordée parallèlement à la Philosophie à Censier.
Je l’ai rencontrée au Resto U. Elle était assise, seule à une table en formica. Elle se débattait, très sérieusement, avec une infâme cuisse de poulet noirci qu’une fourchette rouillée ne pouvait transpercer.

Elle a levé les yeux, constaté que je la fixais, debout, avec mon assiette dans les mains et m’a dit, je m’en souviens encore parfaitement :
- Allez, venez, asseyez-vous, on va tenter de vous rendre moins triste quand vous regardez les femmes.

J’étais vexé. Je ne crois pas avoir eu, jamais, l’air triste. Je ne peux être que joyeux et convivial. Et je ne regardais jamais les femmes. Je ne faisais que voir autour de moi. Il est vrai que j’ai bien changé, même si j’ai l’excuse de la passion du galbe des mollets des femmes. Mais, plus sûrement, je crois qu’elle avait raison, je fixais les corps des femmes. En réalité, comme on ne se voit pas vieillir, on ne se voit pas regarder.
Et au lieu de le lui dire, de rire de cette ineptie, de faire la leçon sur le sourire qui est une politesse obligée, de lui préciser que j’étais un enfant du soleil carthaginois que la tristesse ne peut atteindre, je me suis assis devant elle et j’ai baissé les yeux, peut-être honteux, en tous cas intimidé.
A l’époque, Clara parlait beaucoup. Ce n’est que très récemment qu’elle est devenue peu diserte, pour le motif que je raconterai plus tard.
Alors, elle me parla, me posa mille questions, sur moi, mes études, et même mes amours. Je répondais par des bribes de phrases, désarticulées, presque inaudibles. Elle m’impressionnait.

Et quand elle a compris que j’étais un peu juif, elle me dit :
- Vous réparez le monde ?
Je ne comprenais pas, Louria m’étant radicalement inconnu.
Elle continua :
- Un juif qui ne connait pas les vases et les étincelles est comme un chrétien qui n’a jamais entendu parler du Christ !
Je lui répondis enfin intelligemment :
- Vous jugez, nommez, glosez et je ne connais même pas votre prénom !
Elle a éclaté de rire en affirmant qu’elle n’avait jamais entendu dans la bouche des étudiants dragueurs un langage aussi soutenu, en ajoutant que je devais être d’un autre monde qui s’essayait à l’imitation des écrivains du Flore, amoureux des Gréco (Juliette, précisa-t-elle, pas le peintre) qui se trémoussaient au Tabou Club entre Miles Davis et Boris Vian.
Elle se moquait de moi, c’en était trop. Je me suis levé, pour quitter la table.
Elle m’a pris le bras, m’a forcé à me rasseoir et m’a dit :
- Je vais vous apprendre comment commencer à réparer le monde.**Rien que de plus facile, il suffit d’éviter les embrouilles et ne jamais dire du mal de quiconque. Vous pouvez être méchant, peut-être même faire souffrir, sans le vouloir, bien sûr.Mais ne jamais dire du mal de quelqu’un, c’est ce qui est le plus difficile. Ça répare, déjà, le monde.
Nous sommes sortis ensemble et sur une chaise, à l’époque payante, du Jardin du Luxembourg, elle m’a exposé la doctrine lourianique.
J’étais sidéré et j’ai tenté de raccrocher, très doctement, la théorie de l’illuminé à celles que je maniais avec aisance, citant mille philosophes, grecs ou allemands et, bien entendu Baruch Spinoza, pour situer, contrer, expliquer épistémologiquement les déviations cabalistiques.
Elle me dit :
- Ok, ok, vous n’avez rien compris.
C’est à cet instant même, à cette seconde, que je l’ai aimée, ce rêve aux yeux verts, à la blondeur qui nargue tous les rayons. Allez savoir pourquoi.

L’écrivain

Il n’a pas eu le prix, mais il n’est pas triste. La critique a été bonne et le livre se vend bien.

Il conduit trop vite, il le sait, il n’aurait jamais dû acheter cette voiture de sport, trop rouge, trop voyante, trop rapide. Mais il aime la vitesse, celle qui effraie et nous plaque dans les yeux, au travers d’un pare-brise sale, un désordre d’images du monde, éphémère, sans fixité, juste des couleurs désordonnées. Peut-être est-il subjugué par Sagan, Françoise ? Ce que lui a sorti un idiot, un jour.

Il appuie encore sur le champignon, un sanglot dans la gorge.

Il voit le panneau de l’aire de repos. Personne, pas une seule voiture. Il sort et marche jusqu’au bout, sur un petit talus d’où il peut apercevoir le flot de la circulation. Au loin, un village hérissé de l’inévitable clocher.

Il décide de s’y arrêter pour la nuit, de chercher l’unique hôtel, d’y dormir après un repas lourd et arrosé. Puis il sourit, se disant qu’il n’est pas romancier par hasard. La route, l’hôtel impromptu, le repas de tripes, comme dans un roman.

Il revient dans dans son bolide et relit l’incroyable lettre :

« Monsieur ,

Je vous raconte :

Trop, c’est trop, il faut bouleverser la donne. Il ne me regarde plus et se contente d’être gentil, trop gentil, avec moi, avec les enfants. Père modèle, époux de choix. Je n’ai rien à lui reprocher, rien. Justement. Je me souviens de notre première rencontre. C’était en décembre il y a longtemps. Il débutait dans la profession, comme moi, et nous étions assis côte à côte dans la salle de cours. Une conférence, obligatoire pour le stage, sur « la transaction ». Curieusement, il ne prenait aucune note et ne s’intéressait pas du tout à moi. Il rêvait, certainement.

Je commençais à être nerveuse, ne pouvant supporter cette indifférence. Il faut dire que j’étais plutôt belle et désirable, tous les hommes me le disaient. Il faut dire aussi que je faisais tout pour l’entendre. Mais depuis la mort de Maman, j’avais considéré que le plaisir était honteux, impudique devant la mort d’un proche. Evidemment ridicule, mais c’était comme ça. Certes, de temps en temps, dans ma vie d’étudiante, j’invitais un garçon dans l’immense appartement qu’elle m’avait légué. Ils étaient terrifiés par tant de richesse, grands tableaux et meubles d’époque. C’est bizarre comme la richesse peut rendre idiot ceux qui ne l’on jamais possédée. Et une femme belle dans un lieu somptueux les terrifiait. Ils repartaient souvent sans oser me toucher et ça m’arrangeait bien. Le sexe ne m’intéressait pas. Ma mère était tout pour moi. Elle passait son temps à écrire et à déchirer ce qu’elle avait écrit. Quand je lui posais la question elle me répondait toujours « imparfait, imparfait, à jeter ».

Où en étais-je ? Ah oui ! Notre première rencontre. Je ne pouvais tolérer cette indifférence. J’approchais mon genou du sien et cherchai l’effleurement. Il allait payer sa tiédeur, son mépris. Dans quelques minutes, à la sortie du cours, il allait me supplier de prendre un verre avec lui au café du coin et je refuserai, en souriant, en le laissant planté sur le trottoir. J’imaginai la scène, son air triste et perdu devant le refus bien envoyé qu’il allait essuyer !

Je trouvai le genou. Il ne retira pas le sien mais continua à rêver (ou à faire semblant) sans répondre à la pression. J’appuyai, fortement, ce qui le fit réagir. Il me regarda, se leva, et alla s’installer ailleurs, ce qui surprit l’assistance qui ne comprenait pas ce déplacement impromptu. Je n’en revenais pas et j’étais furieuse. J’étais (je le suis encore), tous me le disaient, belle et désirable.

Le cours terminé, je sortis rapidement, presque en courant, toujours en colère devant cet ignoble affront. Il courut aussi et me rattrapa. Il s’excusa de ses poses et de son impossibilité de « ranger ses genoux ». Il ajouta que souvent les jeunes filles voyaient dans sa tendance à les laisser traîner (ses genoux) des avances vulgaires de dragueur impénitent. Il le jurait : ça n’était pas volontaire. Et il s’excusait encore en ajoutant que plutôt que de laisser croire à une « avance odieuse », il avait préféré s’éloigner.

Je ne savais plus quoi dire. Il se moquait de moi, sûr. Il me proposa de boire un verre au café du coin et sans le regarder, j’acceptai, stupéfaite de ma réponse. Je ne sais toujours pas, malgré de longues années ensemble, s’il s’est moqué de moi. Nous n’en n’avons plus parlé, jamais.

Il n’était pas d’une grande beauté. Pas laid cependant. Et ce charme inégalé que tous s’accordent, même ses ennemis, à lui reconnaître. Il m’a souvent affirmé – et je l’ai toujours cru – qu’il ne comprenait pas comment il avait pu plaire aux femmes.

Son extraordinaire sens des mots, sa faculté de la tirade parfaite, longue et un peu précieuse me frappa, dès nos premiers instants ensemble.

Dans ce café du coin, il parla et parla, de tout, et encore et encore. De la profession, bien sûr, de ses premières affaires, de son père, de ses amis, de littérature, de peinture. J’aurais dû laisser ce raseur et partir. Nous avons très vite décidé de vivre ensemble et nous nous sommes mariés après un test positif de grossesse. Je l’aime. Je l’ai toujours aimé. Mais il faut bouleverser la donne. Mais, Dieu, que je l’aime.

Après notre première nuit, il est vite parti chez lui, sans même accepter un café, sans remettre sa cravate (ce qui est pour lui une infamie). Il lui fallait écrire une lettre, pour moi, urgemment, avait-il ajouté. J’ai reçu cette lettre, par porteur, exactement deux heures après son départ. J’ai toujours eu peur de la perdre. Je la laisse dans le tiroir de la table de chevet et crains les cambriolages. Inouï ! Comment peut-on écrire tant d’amour à une inconnue d’un soir ?

Il revint le soir et après notre première étreinte, me dit, très doucement, qu’il fallait que je quitte mon immense appartement. Il ne pouvait pas supporter cette facilité. Elle pouvait l’humilier et « casser notre amour ». Ses revenus, certes modestes à l’époque, lui permettaient une location raisonnable, en proche banlieue. J’ai cédé par la suite à tous ses caprices, ai tout accepté de lui. Mais ça, non ! Ma mère me l’avait fait jurer. C’est dans cet appartement qu’elle avait aimé ce père que j’ai si peu connu. Et jusqu’à la fin, son « sang » devait y rester ! Ma mère se serait bien entendue avec lui. La formule tapageuse est leur fort !

Il céda et le regrette d’ailleurs encore (il me le dit de temps à autre). Nous nous sommes donc installés dans le grand appartement.

Je travaillais, à l’époque, dans un grand cabinet international et m’ennuyais. Je hais ce métier. Je l’ai quitté très rapidement, ma fortune d’abord, ses immenses émoluments par la suite, me le permettaient. Il me l’a reproché, un jour, gentiment : nous aurions pu travailler ensemble, se voir toutes les heures de la journée. Sa gentillesse est sans limites. Trop. Il faut.

Le jour où nous avons su (le test de grossesse) que j’attendais un enfant, il a d’abord téléphoné à son meilleur ami pour l’inviter à boire le champagne et puis à son père. Je n’ai jamais su ce que son père avait pu lui dire mais il raccrocha en pleurant. C’est la seule fois où je l’ai vu pleurer. Nous n’en n’avons jamais parlé.

Mon plan m’affole. Suis-je devenue folle ? Je le crains. Monsieur, aidez-moi, aidez-moi.

Seul un romancier peut m’aider, seul un écrivain sait le ventre douloureux. Vous êtes le seul à pouvoir m’aider, vous êtes le seul à pouvoir m’empêcher.

Les lettres

Je m’appelle Paul, je suis marié sans enfants. Mon meilleur ami se prénomme Étienne.

C’était l’été. Le soir tombait et l’heure était douce. J’étais plongé dans un dossier (une aile d’Airbus qui, par une erreur de montage, avait atterri sur les pieds d’ouvriers qualifiés) lorsqu’il m’a téléphoné pour me poser une question, comme toujours saugrenue :

– Comment vas-tu ? J’espère aussi bien que moi. As-tu remarqué le regard particulier et pénétrant que posent les femmes, dans la rue, les gares, les brasseries, sur les hommes dont elles devinent qu’ils sont amoureux ? Elles donneraient tout pour qu’ils les accostent. Elles perdraient leur âme pour une minute de ce bonheur. As-tu remarqué ? Tu dois sûrement, comme toujours, avoir une explication.

J’ai raccroché, sans répondre, comme je le fais toujours. Il a immédiatement rappelé.

Le lendemain, à l’occasion d’une soirée où nous étions invités et à l’écart de tous, il m’avoua qu’il était très amoureux, d’une femme «belle comme le jour » ajouta-t-il, mais que, comme d’habitude, «ça lui passerait sûrement ».

Mon ami est capable quand même de mots mieux choisis et il peut faire autre chose que de jongler avec ces platitudes. Mais il se croit sans cesse amoureux et dans ce cas, l’on épuise les formules.

Je ne répondis pas et me contentai, par un soupir entendu et une politesse distraite, de le laisser dans sa déchirure. Ce qui faillit le faire hurler et m’étrangler, mais il y avait trop de monde autour de nous.

Quelques jours plus tard, l’épouse de mon ami m’appela ;

– Qui est la femme ?

– Quelle femme ?

Elle me traita d’idiot. Je ne pus lui mentir. Je ne savais pas.

J’arrive à l’essentiel. Le lundi suivant, j’avais évidemment oublié cette ordinaire histoire et travaillais encore (des bouchons de bouteille de vin obstinément collés à leur goulot, sans que les experts ne parviennent à expliquer cette curiosité physico-chimique).

J’entendis des cris dans le couloir. Je sortis de mon bureau. L’on hurlait sur ma secrétaire qui était sur le point de s’emporter et de devenir grossière.

L’individu était planté au milieu de l’entrée, grand, impeccablement habillé, un costume haute couture, des lunettes sur les cheveux, retenant une mèche couleur bronze. Les bras hargneusement croisés, il ne cessait de répéter : «Où est-il ? Où est-il ?». Le regard terrorisé que ma secrétaire me lança me rendit à l’évidence qu’il cherchait à me rencontrer.

Je m’approchai, non sans crainte, et prit la décision de parler, très calmement :

– Monsieur, si c’est moi que vous cherchez, je suis ici à votre disposition. Entrez donc dans mon bureau.

Les yeux hostiles, les sourcils amèrement froncés, il me devança. Je fermai la porte, ce qui déclencha de nouvelles vociférations. Je pus, dans cette fulguration déconcertante, comprendre péniblement qu’il s’agissait de «lettres». C’était le seul mot audible et il revenait sans cesse. Je ne comprenais absolument rien et pensai, un moment, faire appel aux forces de l’ordre. Mais le côté idéologique, «au carré du sentiment», comme le dit si joliment la femme d’Etienne, m’en empêcha. J’osai encore dire :

– Je ne comprends pas.

Ce mot pourtant banal, posé et articulé, eut, curieusement, un effet inattendu puisqu’il déchaîna un plus grand courroux. Il commençait à se montrer vraiment menaçant.

Ma secrétaire me sauva par un de ses coups de génie. Elle ouvrit brusquement la porte et dit, brutalement, en s’adressant au forcené :

– Monsieur, on vous demande au téléphone.

Il en fût, évidemment interloqué et hésita quelques secondes avant de prendre (sans me demander l’autorisation) l’appareil.

Il n’y avait personne à l’autre bout du fil et il raccrocha, pensif.

Je profitai de cette accalmie inespérée pour, hardiment, poser une autre question :

– Quelle lettres ?

Là, il se leva immédiatement pour faire, toujours en braillant, le tour de la pièce. Il devait être à la recherche de l’objet qui me fracasserait le crâne. C’en était trop. Il fallait trouver autre chose. Entre deux insultes, que je n’avais jusqu’à ce jour jamais entendues, je tentai encore, certain du génie de ma trouvaille :

– Parlons en des lettres !

J’eus l’agréable surprise de constater qu’il me prenait enfin au mot. Il parla d’une voix rapide et essoufflée. En bref : j’étais l’auteur de lettres  «enflammées et assidues» que son épouse recevait chaque jour depuis des mois. Et elle en avait été très perturbée. Comment avais-je osé ? J’avais même, comme pour le narguer, et alors qu’elles étaient adressées au domicile conjugal, l’insigne culot de les signer, de porter sur le dos de l’enveloppe mon adresse, sans oublier le numéro de mon téléphone portable ! Sa femme «retournée» s’était enfin décidée à lui avouer l’objet de ses récentes «tourmentes». Je résume :

Elle ne me connaissait pas («disait-elle», ajouta-t-il). Je lui déclarais un amour dont elle avait toujours rêvé, allant même imaginer qu’elle était devenue amnésique ; que nous nous étions (elle et moi) toujours aimé. Et le comble pour notre furibond : elle avait fini par ne plus supporter son époux qu’elle croyait fermement incapable d’une telle «beauté dans le langage extrême du bonheur illimité». Ce sont bien ses mots.

Il ajouta encore que je pouvais mieux comprendre, maintenant, pourquoi elle avait «disparu», un soir, sans mot dire et sans bagages, pourquoi il passait, désormais, des journées entières dans les secrétariats de centre de repos et de cliniques psychiatriques demander s’ils ne l’hébergeaient pas, persuadé qu’elle ne pouvait finir, dans son grand désarroi, que dans ces «lieux de naufrages des drames».

Il avait dit tout cela dans une grande précipitation, ce qui dut le calmer, puisque tout en défaisant, d’un geste rageur, mais convenu, le nœud de sa cravate, il me posa, en me fixant parfaitement, une question qui me laissa absolument pantois :

Que proposez-vous ?

J’étais atterré. Je ne connais pas cette femme et il y a belle lurette que je n’ai pas écrit de lettres d’amour.

Je lui répondis d’un trait, pour le lui dire, en ajoutant que j’avais toujours été incapable d’écrire une lettre «enflammée», peut-être par pudeur.

J’ajoutais que étais aussi furieux que lui et, que , comme lui , je n’aurai de cesse de débusquer cet imposteur, ce maquilleur, cet escroc.

Il me regarda interminablement (ce qu’il n’avait, en fait, jamais cessé de faire) et réfléchit (je le pense, du moins, car il ne parla plus).

Avant de pleurer, de larmes honteuses, il me dit qu’il ne comprenait plus rien, absolument plus rien et je ne pus que lui répondre qu’il en était de même pour moi. Je lui proposai de réfléchir, ensemble, à cette extravagance, de laisser passer une nuit «comme les sages», et de nous rappeler, s’il le voulait bien, pour faire le point ; qu’il devait me laisser sa carte. Ce qu’il fit, avant de repartir, menton sur la poitrine, yeux embués et veste froissée.

Je rentrai chez moi et réfléchis, évidemment, toute la nuit. Ce qui intrigua mon épouse, inquiète de ma nervosité nocturne. Mais j’ai toujours dans ces cas là l’excuse de l’affaire du lendemain, importante et périlleuse.

Je sortis brusquement de mon lit, sous le prétexte d’une gorgée d’eau fraîche. Je pris la carte dans mon veston. J’allai dans la cuisine, toujours éclairée par la lumière blafarde de ces maudites chambres de service, prit une chaise et relus : «Jean-Charles Ducouraud, professeur des Universités. Psychanalyste. 233, rue de l’Université 75007 Paris».

Je réfléchis en tentant de rassembler mes souvenirs, ce qui est fort difficile à cette heure de la nuit. Ce nom me disait quelque chose. Après quelques minutes, j’y étais. Jean-Charles Ducouraud. Bien sûr ! C’était le fameux théoricien de la «thérapie du malheur» dont les revues hebdomadaires et les émissions télévisées d’après-minuit se vantaient de pouvoir obtenir, en exclusivité, les grandes théories, dont le style et la force étaient à la mesure d’un véritable «bouleversement épistémologique».

Il me semblait bien l’avoir déjà rencontré. Mais ce n’était, en fait, qu’une des images qui peuplent et encombrent notre courte mémoire. Je l’avais aperçu une de ces nuits d’insomnie qui me font errer dans le salon et allumer la télévision.

Il y avait longuement développé ses théories. Je me souviens encore de son expression hautaine lorsqu’il infligea une terrible réprimande à la jeune animatrice. Il lui reprochait l’inconsistance de ses questions et j’ai cru qu’elle allait se mettre à pleurer.

Si je me souviens bien, c’est à peu près ça : l’homme était nécessairement son propre péché. Et seul le malheur «inventé» construisait (ou «déconstruisait», je ne sais plus), la pesanteur de sa «fibre » (concept qu’il ne fallait pas confondre avec ceux freudiens ou lacaniens, dépassés, rangés dans un précédent «epistémé». Il fallait donc «inventer » son malheur pour se guérir définitivement de «l’âpreté existentielle» et du sentiment suranné. C’est, bien sûr, par là, par cette «invention positive» que l’absolu du quotidien était atteint, que la «concrétude fibrale» s’exacerbait et qu’enfin le sujet s’objectivait dans l’extériorité de la puissance du malheur, enfin dévoilé. Enfin quelque chose d’approchant.

Je lui téléphonai, très tôt le lendemain. Le répondeur téléphonique était branché et une voix ébranlée grésillait : «si c’est toi, Marianne, dis-moi vite où tu te trouves. Je suis très inquiet. Je t’aime. Si c’est quelqu’un d’autre, qu’il aille se faire voir ailleurs ! Je n’ai rien à lui dire !» Ce ton m’étonna, pour un professeur d’Université. Je laissais mon message :

– C’est moi, il faut m’appeler de toute urgence, je crois avoir trouvé.

Je n’eus pas à attendre plus d’une minute. Il rappelait.

– L’avez-vous trouvée ?

Je répondis :

– Non, je vous ai dit avoir trouvé. Je n’ai pas à la trouver. Ce n’est pas mon affaire. J’ai autre chose à faire que de chercher des femmes que je ne connais pas et qui disparaissent à la première lettre d’amour reçue.

Il ne raccrocha pas et je pris mon souffle pour, doucement, sûr de moi, dire :

– Monsieur Ducouraud, s’agit-il d’une expérimentation ? Ne construisez-vous pas un «malheur inventé», un torpillage en règle ? Votre femme n’est-elle pas, tout bonnement, dans votre chambre, devant son miroir, avant d’aller (dit-elle..) faire du shopping avec l’une de ses amies ?

Là, il raccrocha mais me rappela dans l’heure suivante. Et je me dois, objectivement, même si ses mots ne m’avantagent pas, de les rapporter ici. Il me dit donc, à peu près :

– Monsieur, sachez que si ma colère vous a donné une piètre opinion de ma personne, je ne peux qu’en être navré. Vous avez du certainement lire quelque part que l’emportement est le mal suprême et je regrette de m’être écarté, momentanément de cette vérité. Mais la bassesse de votre réaction m’a en fait, bien soulagé : vous ne pouvez pas être l’auteur de ces lettres. J’espère ne plus vous avoir à vous rencontrer et vous prie d’oublier mon irruption. Je ne crois pas cependant devoir m’excuser. Seuls ceux qui ne nagent pas dans la bêtise peuvent le mériter.

Il ajouta, avant de me laisser :

– Je m’en vais de ce pas choisir les plus belles fleurs pour votre secrétaire, tout en me demandant ce qu’elle fait avec un idiot.

Il raccrocha et j’appelai mon ami Etienne, pour prendre de ses nouvelles. Je fus bien triste lorsqu’on me répondit qu’il n’était pas là.

J’en étais à penser sans travailler quand ma secrétaire entra dans mon bureau. J’ai vu à sa pâleur qu’elle ne se sentait pas très bien. Elle était effectivement blanche – comment dites-vous,, amie  ? – «comme un pied de lavabo». Bref, comme l’albâtre. Sans pouvoir sortir le moindre mot. Manifestement, elle n’arrivait pas à me dire ce qui, j’en étais certain, devait être terriblement important. J’ai, immédiatement, pensé, je ne sais pourquoi, aux fleurs de Ducouraud qu’il n’avait pas pu pourtant, à cet instant, déposer. J’eus soudain très peur et sur un ton doux et protecteur malgré l’effroi provoqué par son visage décomposé, je questionnai :

– Alors, Hélène, qu’est-ce qui ne va pas ?

PS. EXTRAIT DE “LA PIEUVRE”.

Olivier Biron

Voici le texte paru dans le « Monde des livres » que la secrétaire générale de la maison d’édition lisait, chez elle, allongée sur son lit :
« Olivier Biron. Echappées. Editions Ducassé. 337 pages. Une nouvelle affaire Ajar.
Décidément, les techniques médiatiques ne se renouvellent pas et l’imagination des hommes du marketing éditorial n’est assurément pas débordante. Encore une fois, pour cette rentrée, un livre éblouissant écrit certainement par un grand de nos auteurs, sous un pseudonyme. C’est notre conviction.
L’ouvrage en question (« Echappées ») est remarquable. Et son succés en librairie a été immédiat. Mais l’auteur est inconnu, la maison d’édition affirmant – ce qui n’est pas nouveau- qu’il ne désire pas apparaître et se fait représenter par un agent muet.
Les hypothèses vont bon train sur l’identité de l’auteur. Certains croient à un nouveau venu, d’autres, comme nous, sont plutôt convaincus d’une nouvelle affaire Gary ou Ajar, comme on veut.
Le thème du livre ? Justement la perte de l’identité. Un homme, qui n’est d’ailleurs pas nommé, écrit chaque jour une lettre à un inconnu qu’il choisit au hasard, sur une page d’un annuaire téléphonique. Dans ces lettres, l’homme innommé raconte sa vie et pose, à la fin du récit, au destinataire, deux questions, toujours les mêmes, et attend une réponse, poste restante : Se souvient-il de leur rencontre ? Ne se sent-il pas coupable ?
Le rédacteur des lettres s’invente chaque jour une nouvelle vie. Et il reçoit, curieusement les réponses attendues, de toutes sortes, dans tous les styles. Le livre éparpille les correspondances et l’on ne sait plus qui écrit, qui répond, et le livre est construit sur cet embrouillamini.
Les styles s’éparpillent, pompeux, onctueux, fleuris, déclamatoires, emportés, emphatiques, élégants ou sentencieux.
Les vies inventées sont sublimes ou ordinaires et les réponses vont de l’ironie au pathétique. Nombreux sont ceux qui répondent en relatant avec force détails la rencontre avec l’auteur en avouant leur faute, contrits et repentants D’autres racontent leur histoire pour démontrer l’impossibilité de la prétendue rencontre.
C’est ce fouillis épistolaire qui compose l’ouvrage. L’on ne sait rien du narrateur. Il est dit simplement, à la fin, que dans une chambre d’hôtel, il compulse les réponses pour se choisir sa vie, dit-il. Le livre s’achève sur cette image : un homme sur un lit et des lettres amassées. C’est tout.
Le roman est excellent et ceux qui s’arrêtent au tour médiatique ont tort. Il est le résumé des âmes contemporaines et nous donnent à voir leur perdition. A coup sûr, l’auteur pointe sur les foules et y recherche les êtres. Ce qui définit un roman.”

Michel Monpazier

Environ vingt années auparavant. Dans un bar d’une petite rue du sixième arrondissement.
L’homme était au comptoir et buvait un café, entourés d’ouvriers du bâtiment, en bleu de travail recouvert de plâtre et de poussière, tous l’œil rivé sur leur bière, qui ne se parlaient pas et caressaient tristement leur verre. Le barman s’affairait, un chiffon à la main, astiquant machines et ustensiles.
Les ouvriers, toujours muets, payèrent et sortirent rapidement. L’un d’eux, alors qu’il atteignait la porte d’entrée, heurta une femme qui entrait en courant. L’ouvrier s’excusa maladroitement et la femme, essoufflée, rejoignit le bar et commanda un quart Vittel. Elle restait, d’un calme absolu au comptoir et l’homme qui buvait son café fut étonné de cette quiétude subite, en rupture totale avec son comportement de la minute précédente. Elle buvait maintenant, très lentement, son eau minérale et regardait alentour. Ses yeux se posèrent sur l’homme. Ils se sourirent, bizarrement complices, longuement. Quelques minutes plus tard, après un manège silencieux fait de signes, de sourires et de hochements de tête, ils se retrouvèrent, les deux, attablés, au fond de la salle, côte à côte, sans se parler.
L’homme rompit le silence et se présenta :
- Michel Monpazier.
La femme ne répondait pas et se contentait de sourire, intelligemment.
L’homme poursuivit, en riant :
- Mademoiselle, merci de m’avoir accompagné à cette table. Je n’osais l’espérer. Les rencontres entre inconnus deviennent rares en ces temps de tueurs en série. Je ne vais pas vous dire que je vous ai déjà vue quelquepart, ce serait un ignoble mensonge de pêcheurs d’âmes seules. Mais pourquoi couriez vous ainsi, en entrant ?
La femme répondit enfin :

  • Je m’appelle Anne-Laure. J’ai pris l’habitude de toujours entrer dans tous les lieux publics en courant. Allez savoir pourquoi. Mon frère a une explication que je veux bien vous révéler : j’ai besoin, selon lui, qu’on me voit. Je ne supporterais pas l’anonymat des villes et l’essoufflement attirerait les regards. Il a peut-être raison. La preuve, vous m’avez vue. M’auriez-vous remarquée si je m’étais simplement, timide et discrète, glissé sur une banquette ? Mais, je vous l’assure, je ne m’assois pas, normalement, à la table de ceux qui me regardent. Vous êtes une exception et je me demande encore pourquoi. Pour être plus directe, je ne suis pas, comment dire, une dragueuse. Vous êtes rassurant et n’avez pas l’air d’un tueur en série. Mais sait-on jamais ? En tous cas, ne me demandez pas de vous accompagner au cinéma ou je ne sais où. Je refuserais. Il me plaît simplement de boire un verre avec vous. J’ai du aimer votre sourire.
    Ils restèrent longtemps ensemble, parlant de choses et d’autres, surtout, après la découverte d’une passion commune pour l’art contemporain. C’est dans de grands éclats de rire qu’ils recherchaient les jours où ils avaient du se croiser dans les expositions, dans l’air des cimaises avait-il dit.
    Ils se promirent une exposition ensemble et échangèrent téléphones et adresses. Ils se quittèrent joyeux.
    Michel Monpazier, à cette époque, venait de terminer ses études. Il était, facilement devenu docteur es lettres et passait son temps à écrire, « sur tout ce qui bougeait » disait-il, politique, peinture, théories philosophiques. Sa facilité d’écriture fascinait tous ses amis apprentis-écrivains, journalistes, professeurs qui n’hésitaient pas à faire appel à lui lorsque, leur imagination faisant défaut, ils craignaient le déshonneur ou pire, s’ils rendaient une page mal rédigée.
    Il habitait un studio rue Madame, en précisant toujours que le nom de la rue lui avait plu immédiatement et que, pour rien au monde, il n’aurait logé ailleurs que dans cette rue, si féminine disait-il.
    Il gagnait sa vie en proposant des services de correction littéraire aux éditeurs, revues et journaux. Et lorsqu’on lui demandait s’il comptait, bientôt, « publier » (un roman, un essai) il répondait de la même phrase, apprise par cœur : « Mes publications futures sont épuisées, comme moi ».
    Michel Monpazier était donc un homme brillant et sûr de l’être.
    Sa vie fut bousculée par un événement de taille : sa sœur, qu’il adorait et qui avait eu un enfant avec un inconnu, pour en avoir un, simplement, décéda lors d’un terrible accident de téléphérique, dans une station de sports d’hiver. Elle laissait donc un enfant de deux ans. Et Michel Monpazier l’adopta, s’occupa de lui, aidée par une nourrice du Cap-vert.
    C’est à cette époque d’apprenti-éducateur qu’il rencontra Anne-Laure.
    C’est elle qui lui donna rendez-vous un dimanche matin au Musée d’art moderne. Une exposition remarquable (Fautrier) qui ne pouvait être manquée. Ils déjeunèrent d’une salade à la cafétéria en pestant, gentiment, contre les adolescents qui faisaient claquer leur roller sur le parvis, par-delà la paroi vitrée. Michel lui offrit le catalogue de l’exposition et dans la librairie du musée, ils commentèrent activement les ouvrages, n’hésitant pas à décrier tel ou tel critique. La plupart des visiteurs du musée furent jaloux de leur bonheur. Michel eut d’ailleurs, à ce propos une réflexion qui la ravit (elle était sous le charme). Il considérait, en effet, qu’il fallait être discret dans le bonheur, par mansuétude à l’égard de ses prochains. Le dimanche soir était suffisamment triste dans les appartements et pavillons de banlieue pour ne pas accabler les pseudo-vivants (c’est son mot) du bonheur capté d’amoureux de l’après-midi et provoquer les scènes de femmes délaissées et d’hommes contrits. Le rire pouvait être scandaleux pour les perdus du dimanche. Il lui dit ces mots en la prenant par l’épaule. Leur nuit d’amour, rue Madame, restera inoubliable.
    Elle s’occupa de l’enfant, assidûment. Elle les aima calmement.
    Elle était dotée d’une fortune colossale (un héritage de haute tenue) et empêcha Michel de perdre son temps dans les emplois alimentaires, le forçant à écrire et à écrire encore. Elle était sûre de son talent.
    L’enfant grandissait dans un bonheur parfait. Dès l’âge de cinq ans, il commença à écrire des petits poèmes. Il faut dire que ses jeux n’étaient qu’intellectuels. Michel était obsédé par son apprentissage des mots. Tous les soirs, il en écrivait des dizaines sur des bouts de papier qu’il jetait sur le lit. L’enfant devait choisir ceux qui feraient une histoire à raconter.
    Anne-Laure avait trouvé un emploi inutile, à mi-temps, chez un commissaire-priseur et y prenait plaisir. Le travail est toujours agréable quand il n’est pas nécessaire.
    L’enfant avait cinq ans quand le drame survint.
    Ils étaient dans leur nouvel appartement, un trois pièces, toujours rue Madame (exigence de Michel). Il écrivait. Elle collait des photos de tableaux sur des cartons et l’enfant, sur le grand lit, classait les mots.
    L’on frappa à la porte. Ils se regardèrent, étonnés. Il était tard et ils n’attendaient personne. Il alla ouvrir. Un homme dont il remarqua immédiatement la laideur repoussante se tenait devant lui. Des yeux infiniment petits, comme des boutons de nacre sur la tête d’une poupée de chiffon. Pas de lèvres, un front très bas, et la peau vérolée. Il portait un costume blanc, trop grand. Il ne dit pas un mot, se contentant de faire un signe à Anne-Laure, par-dessus l’épaule de Michel. Elle se leva, prit son imperméable, baissa les yeux en passant devant Michel, sortit et ferma la porte derrière elle.
    Michel ne comprenait pas. Il l’attendit toute la nuit mais elle ne revint pas.
    Le lendemain, il téléphona à l’étude du commissaire-priseur. Elle n’était pas venue.
    Les jours qui suivirent furent atroces.
    Il ne la revit plus jamais.

Jean-Charles Ducouraud

Tous s’accordent à dire que Jean-Charles Ducouraud était à cette époque un étudiant « sérieux et travailleur ». Mais il avait eu – il le disait souvent, crûment, fier de sa sincérité - une enfance malheureuse. Ses parents n’étaient ni miséreux ni violents et ils adoraient leur fils. Non, Jean-Charles avait souffert pour un seul motif, bien loin des contingences familiales ou matérielles : il était jaloux, très jaloux. Il ne pouvait supporter le premier de la classe ni celui qui avait du succès auprès des filles ou encore l’impertinent aux parents très riches. Il ne tolérait pas qu’on puisse s’intéresser à un autre que lui. Et il pleurait toutes les nuits dans sa chambre, se souvenant d’un geste charmant qui ne lui était pas destiné, d’un regard posé « sur autrui », de la réflexion très obligeante d’un professeur à un élève qui n’était pas lui. Sa jalousie était donc maladive.
Ses parents se sont longtemps souvenus de ces jours où il rentrait, piteux, le visage tuméfié, arraché, après une bagarre « de jalousie » (comme ils disaient). Jean-Charles ne savait pas se battre et il en avait horreur mais c’était plus fort que lui : il fallait qu’il empoigne ceux qui provoquaient sa « maladie » et recevait, presque sans broncher, les coups en retour. Il était très malheureux et pleurait souvent.
Il avait quitté sa ville natale (Montpellier) vers dix-huit ans (après son bachot) pour Paris (études de philosophie à la Sorbonne). Pendant ses premiers mois dans la capitale, il avait eu (il en rit souvent aujourd’hui avec ses étudiants) une grande idée fixe qui s’était presque substituée au sentiment de jalousie : il lui fallait perdre son accent. La philosophie, disait-il, ne peut se dire avec l’accent montpelliérain (c’était son avis, allez savoir pourquoi). Il passait donc des heures à écouter la radio pour répéter, après tous les commentateurs et animateurs, de belles phrases avec l’accent pointu (celui de Paris). Il avait aussi acheté un petit magnétophone qu’il cachait dans une de ses poches et qui lui permettait d’enregistrer toutes (absolument toutes) ses conversations de la journée. Il le posait la nuit sous son oreiller pour « s’imprégner » pendant son sommeil du fameux accent parisien.
Il faut croire que la méthode fut efficace puisqu’aussi bien Jean-Charles Ducouraud n’a plus le moindre accent du Midi et que nul aujourd’hui ne peut le croire natif du Languedoc. Sauf peut-être quand il s’énerve. Mais il s’énerve rarement et parle très doucement (il connaît d’ailleurs la plaisanterie de ses étudiants sur l’achat en gros de sonotones pour les distribuer à l’entrée du « grand amphi » et la raconte souvent dans ses soirées mondaines en ajoutant que « seul celui qui parle bas se fait entendre »).
Les études de philosophie de Jean-Charles Ducouraud ont été parfaites. Mais il a beaucoup souffert d’abord, bien sûr, de la jalousie (qui est revenue après l’apprentissage de l’accent parisien), mais surtout de ce qu’il considérait comme une plaie : la lecture des auteurs modernes (par « modernes », il entendait tout ce qui avait été produit après les « pré-socratiques »). La philosophie ne devait pas, s’exclamait-il souvent, s’encombrer de ceux qui ne disent rien de plus que les Grecs. Quant aux modernes « contemporains » n’en parlons pas : une haine de leurs écrits. Oui. une véritable haine à leur endroit ! Il fallait bien qu’il les lise les Foucault et autres Derrida. Mais dans ses fiches de lecture, il devenait presque grossier à leur égard. Il les insultait, criait à l’imposture, à la duperie. Il faut dire qu’il avait du style dans l’invective et ses professeurs, même s’ils s’étonnaient de tant de hargne, louaient son talent, en se demandant toutefois s’il pourrait écrire un jour un texte « calme ».
Jean-Charles Ducouraud était le seul étudiant de la Sorbonne à assister aux cours en costume-cravate. Ce qui provoquait l’étonnement, parfois la raillerie. Mais il considérait que « l’on devait du respect tant aux professeurs qu’à la discipline (la philosophie) » ; que la « cravate ne permettait ni l’affalement ni l’écoute blasée » ; qu’il exigerait, lorsqu’il pourrait enfin professer, une tenue correcte dans sa salle de cours (sur ce point il a subi un échec, bafoué par Nike et Adidas).
Il est vrai qu’il avait les moyens de s’habiller presque luxueusement, et même de changer de costume tous les jours : Il avait hérité de l’un de ses oncles, vieux célibataire, sans enfants et qui avait gagné une immense fortune en Bourse (en ne jouant que dans les périodes de grandes baisses, en vendant, en escomptant plus grande baisse encore, des titres « à découvert ». Il disait que seuls les pessimistes sont des gagnants, du moins en bourse. Le vieil homme adorait Jean-Charles (comme un fils) et l’invitait souvent dans sa magnifique villa près de Martigues. Il lui parlait, sans répit, des techniques boursières, des « certificats », « warrants », « puts » et autres « calls et seuils de déclenchement » et Jean-Charles faisait semblant d’écouter, fort du respect que l’on doit aux futurs donateurs. L’oncle lui légua donc tous ses biens, y compris la villa. Rares étaient les jeunes hommes, étudiants en philosophie, qui pouvaient se vanter de posséder une telle richesse. Il vendit la villa, en se sentant tout de même coupable (son oncle lui avait demandé, un jour de cafard d’y faire venir la « famille future, pleine d’enfants aux boucles blondes » qu’il ne verrait sans doute jamais, eu égard à son âge avancé, à la gravité de sa maladie et aux résolutions de Jean-Charles (qui disait ne vouloir fonder une famille qu’après son agrégation, l’étude de la philo étant incompatible avec les aventures qui prennent inutilement du temps et, à fortiori, avec les mariages prématurés).
Cette richesse vraiment démesurée aurait pu lui permettre d’être simplement rentier et de passer ses jours au Flore les journaux étalés sur une table et un livre (de philosophie grecque) à la main. Non. Jean-Charles avait la vocation. Il fallait qu’il enseigne.
Souvent, même très jeune, il s’enfermait dans sa chambre et répétait, à haute voix, assis à son bureau ou debout, en tournant autour de la pièce, les leçons qu’il donnerait à un auditoire captivé. Il avait même demandé à ses parents de lui acheter un grand miroir pour pouvoir, comme les danseurs, prendre et rectifier la pose idoine.
A ceux (comme sa cousine) qui lui demandaient d’où venait cette « passion de la classe », il répondait toujours que « seule l’éducation perpétuait la race humaine et qu’il fallait bien que des humains se sacrifient pour reproduire l’espèce ». Il ajoutait parfois (cela dépendait des interlocuteurs) que « la reproduction, par sperme et autres ovaires et ovules n’était rien puiqu’elle était donnée à tout le monde. Qu’il en allait différemment de celle du monde qui était l’œuvre des élites, des savants, des professeurs ; que tous les Internet de la planète, toutes les encyclopédies en ligne ne pourraient jamais remplacer « la chair et l’os de celui qui se plante devant ses étudiants pour leur faire comprendre l’univers ». Il avait le sens de la formule.
Jean-Charles Ducouraud était assez beau. L’on peut croire que les ravages de la jalousie ou encore les grimaces que donnent les idées fixes enlaidissent un visage ou ratatinent un corps. Il n’en est rien. Les souffrances peuvent peut-être s’enfouir sous les peaux et ne pas se révéler. Bien que certains nous disent qu’elles apparaissent un jour ou l’autre et que là commence le drame, lorqu’elles nous rattrapent. Mais là n’est pas le propos puisqu’il s’agit de raconter Jean-Charles Ducouraud qui était donc (il l’est encore) assez beau.
Il pouvait ainsi plaire aux jeunes filles. Mais il n’en profitait pas, pour mille et une raisons qu’il serait long ici de répertorier totalement. Lui-même, quand il subit sa psychanalyse (passage obligé dans ce qui est une carrière pour s’approprier un titre et sur laquelle l’on reviendra) ne sut pas vraiment dire pourquoi il ne profitait pas de son potentiel succès. Disons simplement (sans souci d’exhaustivité et de manière primaire) qu’il ne prenait pas trop de temps pour les loisirs, tout occupé à ses études, qu’il ne savait pas parler aux filles, qu’il en avait peut-être peur, qu’il craignait (c’était aussi une de ses idées fixes) la première expérience amoureuse, qu’il redoutait aussi d’être impuissant, qu’il ne croyait qu’au grand amour sans chair. Peut-être aussi, encore plus simplement qu’il n’aimait pas les filles, allez savoir.
En fait, avant de venir à Paris, il n’avait pas connu l’amour. Il avait failli avoir cette première aventure avec l’une de ses camarades d’école, sa voisine de rue. Christiane. Elle n’était pas très jolie. Elle avait pourtant des yeux magnifiques mais son nez busqué, vraiment busqué gâchait tout ce qui aurait pu la rendre charmante. Il faut dire aussi qu’un acné juvénile, florissant, n’arrangeait rien. Mais elle avait un corps sublime et le savait, ses jupes étant les plus courtes du lycée, ses corsages les plus serrés, ses décolletés les plus saisissants. Son corps grondait donc et elle rêvait de sa première expérience.
Elle avait jeté son dévolu (phrase qu’elle emploie lorqu’elle raconte l’événement incroyable) sur Jean-Charles. Ils étaient dans la même classe et, voisins, ils rentraient ensemble du lycée, sans traîner comme les autres au café, à fumer ou à jouer au baby-foot. Leurs conversations pendant leur trajet du retour était, évidemment consacrée aux devoirs du jour ou aux difficultés mathématiques (tous deux ne les aimaient pas, mais ils mettaient un point d’honneur à les maîtriser brillamment).
De temps à autre ils s’invitaient dans leur chambre, pour comprendre ensemble un exercice de maths ou de physique, pour commenter un texte poétique, pour se perdre dans les cartes géographiques du monde et étaient fiers de cette entente studieuse. Leurs parents les entendaient jubiler lorqu’ils trouvaient rapidement une solution. Derrière les portes (toujours fermées) de leurs chambres, deux adolescents étaient sérieux et heureux de l’être. Mais elle avait jeté son dévolu sur lui.
Le jour du drame (elle s’en souvient encore) arriva un vendredi de septembre, vers la fin du mois. A la sortie de l’école, elle l’invita, non pour travailler avait-elle dit mais « pour se détendre un peu ». Il fut surpris par cette nouveauté, la détente étant inséparable de l’étude qui n’était jamais laborieuse. Il accepta, bien sûr. Pourquoi ne pas écouter le dernier disque de ce jeune violoniste, interprète fabuleux de Chostakovitch et dont elle était devenue (c’est son mot) une « fan » ? Il était ravi. Il faut dire que les deux adolescents étaient les seuls, dans leur classe à écouter de la musique dite classique. (Cet amour de la grande musique chez les jeunes est un grand mystère. Un auteur a même écrit que des jeunes qui aiment, trop tôt, cette musique finissent homosexuels et, en tous cas, malheureux ; que le taux de suicide « était proportionnel à son écoute ». Sûr qu’il exagère et qu’il n’a aucune éducation musicale et se contente du « rythm and blues » qui n’est qu’une musique de danse. Beaucoup d’homosexuels n’aiment pas la grande musique et les gens sont malheureux sans jamais l’avoir entendue).
Mais revenons au jour du drame. Elle prit les clefs dans son sac et ouvrit la porte de la maison, ce qui ne manqua pas d’étonner Jean-Charles, les parents, la mère du moins, étant toujours là à les accueillir, l’orangeade prête. Christiane lui répondit rapidement que les parents étaient en week-end, à Cassis et qu’ils étaient partis tôt ce vendredi, pour éviter les embouteillages du soir. Elle lui demanda de s’asseoir sur le canapé du salon. Elle montait dans sa chambre. Elle en avait pour une minute. Elle prit donc le grand escalier, en courant et en répétant qu’elle ne serait pas longue. Jean-Charles la regardait monter et se dit que, décidément ses jupes étaient trop courtes. Elle ne fût pas longue à se déshabiller car c’est radicalement nue, oui complètement nue, que Jean-Charles la vit descendre doucement, langoureusement, l’escalier. Elle prenait des poses d’artiste de music-hall et levait, triomphante, les bras en se trémoussant. Elle s’approcha de lui. Il était pétrifié, statufié. Elle lui prit ses mains qu’elle posa sur ses seins et lui dit, sur un ton d’une volupté impensable : « prends-moi, Jean ! ». C’est à cet instant même que l’inimaginable survint. Jean-Charles se leva d’un bond et se mit à pleurer, d’abord doucement puis de plus en plus fort, jusqu’à crier, hurler en pleurant. Elle ne comprenait pas et vint vers lui. Ce qui déclencha ce qui sera l’inoubliable de cette histoire : Jean-Charles démolit tout ce qui se trouvait dans le salon, jetant les vases, brisant vitres et miroirs, en ramassant des morceaux pour lacérer toutes sortes de tissus, ceux du canapé, ceux muraux, s’emparant de tous les objets pour encore démolir. L’on imagine l’état du salon après ces minutes de furie.
Et il sortit, sans dire un mot, laissant Christiane, en pleurs aussi, nue et hébétée.
Lorqu’elle raconte ce jour de son adolescence (en omettant la nudité et l’escalier), Christiane (qui est devenue une mère de deux enfants sur le point de divorcer) n’en rit sûrement pas. Elle affirme qu’il s’agit du jour le plus noir de sa vie. Pour différentes raisons. Il a fallu d’abord mentir aux parents (elle avait trouvé la maison telle quelle, en rentrant de l’école, atterrée par cet acte de vandalisme gratuit et non signé puisque rien n’avait été dérobé. Bizarrement, aucune effraction de la porte n ‘avait été constatée, les parents ayant du oublier de fermer. C’était donc leur faute !).
Il a encore fallu côtoyer « Jean » qui ne lui adressait plus la parole, expliquer encore aux parents, aux amis qu’ils étaient fâchés, pour une « histoire de mathématiques » (personne n’osait demander ce que ce terme voulait dire). En outre, pendant de longs mois après la démolition, elle n’avait pu dormir, réveillée toutes les nuits par des cauchemars de corps nus et de vases au plafond. Mais c’est sa vie amoureuse qui surtout peut faire croire que ce jour est bien maudit : elle n’en a pas eu, jusqu’à son mariage. Après ce jour funeste, elle eut très peur des garçons, n’osant les approcher, leur parler. Et elle pleurait de cette impossibilité. Elle resta donc vierge jusqu’à son mariage et accablée toute sa vie (qui est loin d’être finie), et son mari eut beaucoup de mal (mais elle ne le dira jamais) à l’approcher, à la toucher, peut-être pendant plusieurs mois. Elle pleurait sans cesse. Elle en veut toujours à Jean-Charles.
La vie sexuelle de Jean-Charles, on s’en doute, n’a pas été, elle aussi, d’un grand tumulte. Jusqu’au jour où, à Paris, alors qu’il venait d’avoir vingt et un ans, il rencontra Liliane.
Liliane était danseuse aux folies bergère. Un vrai personnage de roman qu’il est donc inutile de décrire sinon en rappelant qu’elle était brune, très brune, qu’elle venait d’une lointaine province, qu’elle était jolie bien qu’un tantinet vulgaire, qu’elle était plus âgée que lui, qu’elle portait toujours des petites bottines en simili-daim noir et qu’elle souriait toujours.
Ils se rencontrèrent au parc des Batignolles. Il lisait devant la mare aux canards et elle s’était assise à côté de lui. Vint ce qui devait arriver, non sans mal d’ailleurs. Elle l’a littéralement traîné dans son petit deux pièces, l’a elle-même déshabillé, lui a servi un large pastis presque sans eau (il était terrifié bien sûr), et s’est attelée à ce qui était une véritable tâche, en fait une mission.
Pendant les longues années d’études qui n’en finissaient pas, ils se sont vus, presque tous les jours, même s’il ne la montrait pas (ce qui avait été, sans mots, convenu). L’on peut dire qu’avant son mariage avec Marianne, il n’a pas eu d’autre aventure. Mais c’est plein de nouvelles expériences (celle de Liliane était, l’on s’en doute aussi, illimitée pour ce qui concerne les choses du corps) qu’il aborda la vie, après la rencontre avec la danseuse. L’on peut donc dire aussi qu’elle l’avait « libéré » même si ce mot peut sembler d’une banalité affligeante. C’est incroyable comme la relation sexuelle aboutie permet de mieux lire la philosophie et de mieux parler aux gens.
Ses études, on l’a déjà dit, furent brillantes. Ses professeurs voyaient en lui leur digne successeur et souvent ils lui demandaient de prendre leur place, dans le grand fauteuil du grand amphi, pour un exposé, presqu’un cours. Grâce à Liliane (qui le rendait sûr de lui et dominateur) et à ses répétitions d’adolescent (son miroir), il s’en sortait très bien, même si quelquefois les rires fusaient lorsqu’il devenait un peu trop grandiloquent. Manifestement il allait devenir un grand professeur. Mais il lui fallait un sujet d’agrégation « en or ». Et il a longtemps cherché son sujet, sans en parler (paranoïa du sujet oblige), sauf peut-être à Liliane, le soir dans le petit deux-pièces de la danseuse. Bien sûr, elle ne comprenait rien à ce galimatias, les mots savants qui se succédaient lui semblant d’une confusion « terroriste ». Oui, « terroriste », c’est bien le mot qu’elle employa et que l’on a du mal à imaginer dans la bouche d’une danseuse de casino.
Un soir de janvier, il rencontra Marianne et Michel. Il trouva son sujet et se sépara de Liliane.

Chère amie

“Chère amie,
Décidément la réputation de la Normandie n’est pas usurpée. Il pleut et il pleut encore. Je vous imagine dans votre belle maison, à chercher de l’ombre et à fermer les jalousies. En fait, j’aurais du venir vous voir, à Nîmes, dans le soleil, plutôt que de plaquer la grisaille pluvieuse sur une angoisse absurde.
Je rentre demain chez moi. Stupide escapade ! J’en avais sûrement besoin. Il faut vite rentrer.
Je pense trop pourtant - je ne sais pourquoi, peut-être comme vous - et constamment, à nos égarements passés, ceux des vies salement confisquées aux inconnus. « Dépositaire des feuillets vitaux », l’expression est de vous. Les histoires sont dans une armoire de mon bureau, dans deux chemises, l’une de couleur rouge pour les femmes, l’autre jaune pour les hommes, bêtement, cartonnées et bien fermées, glissées entre mes dossiers.
Je ne les ai pas relues depuis le jour où elles m’ont été «confiées», comme si j’en avais honte. Il est vrai que le couteau nous a - si j’ose dire – refroidi.
Mes vingt-quatre vies, les vingt–quatre secrets que j’ai sordidement extirpés m’obsèdent toujours dans ces époques de désarroi. Vous souvenez-vous des vôtres ?
Nous étions donc des voleurs, des malfaiteurs, presque des assassins. Comment avons-nous pu oser ? J’ai fait, cette nuit, un horrible cauchemar, de ceux qui ne vous quittent pas une seconde, vous chamboulent les sens et vous font hurler dans votre lit pour supplier, l’on ne sait qui, d’y mettre fin. Tous «nos» hommes, toutes nos femmes étaient là, le visage blafard, comme des morts-vivants. Une foule. Ils me regardaient et riaient très fort en s’approchant de moi, menaçants. Leurs bras étaient tendus, comme s’ils voulaient m’étrangler. Et quand j’étais à leur portée et que, terrifié, j’attendais les violences, ils m’embrassaient, toujours en hurlant de rire.
Quelle banalité ! J’ai subi cette scène de film de seconde zone des milliers de fois et ce matin, dans la salle du petit-dêjeuner, il m’a semblé que tout le monde me scrutait, en s’interrogeant sûrement sur la maladie qui décomposait mon visage. C’est peu dire que suis épuisé par tout ceci. Il faut, bien sûr, que je me repose. Je vous écris et cela me fait énormément de bien.
Mais je reviens au cauchemar idiot. Il y avait un «meneur», un homme qui riait plus fort que les autres et se tenait en première ligne : Christophe Lafagette. Vous souvenez-vous ? Sûrement pas. Ce temps est si loin et nous avons tous voulu, sans y parvenir, pour ce qui me concerne, éteindre cette mémoire. Je vous raconte encore.
Je sortais de la faculté et traversais les jardins, perdu dans mes pensées lorsque j’entendis une conversation entre un homme assis sur l’une des chaises en métal vert alignées autour du bassin et une préposée du parc.
Elle se tenait debout devant lui et brandissait un carnet de tickets. Vous vous souvenez de ce qu’à l’époque les chaises du jardin étaient payantes.
Et de nombreuses femmes, en uniforme, vendaient le droit de s’asseoir et traquaient les resquilleurs. L’homme souriait, sans répondre.
Manifestement, il ne voulait pas payer. La fonctionnaire commençait à s’énerver et menaçait de faire appel à la police qui n’était pas très loin.
Tout à coup, l’homme se leva, prit son portefeuille, y retira un gros billet, le remit à la dame, s’empara de l’entier carnet et lui demanda de rentrer chez elle. Il précisa qu’il avait payé pour tout le monde, pour tous ceux qui s’assiéraient dans la journée et qu’elle devait désormais le laisser tranquille. Il se rassit et ne répondit plus aux hurlements de la préposée aux chaises qui ne savait que faire. Elle partit en courant, je ne sais pourquoi, peut-être pour aller effectivement chercher la police, le billet à la main et manifestement affolée. J’avais trouvé, à l’évidence une proie, un homme à secrets et m’approchai de lui. Je lançai une plaisanterie sur sa générosité qui me permettait de jouir gratuitement de la chaise sur laquelle j’allais m’asseoir. Il ne me répondit pas.
Je tentai, à nouveau d’engager la conversation, sans succès. Il ne répondait toujours pas. J’étais sur le point de partir quand il me demanda brusquement « quel était le livre que je lisais en ce moment » et attendit ma réponse. Avouez qu’il y avait de quoi être étonné ! Un inconnu, pourvoyeur de chaises vides, bon sujet choisi de secret à conter, que j’abordais pour les besoins de nos incartades éhontées, et qui m’interrogeait sur mes lectures du temps. Bizarrement, j’eus l’impression que les rôles étaient inversés (vous savez, qu’en fait, je ne me trompais pas) et j’étais furieux. Tout aussi curieusement, je me prêtai au jeu et sortis de mon cartable un livre (un Nietzche) que je lui tendis. Il le prit, le feuilleta et entreprit pendant dix bonnes minutes de critiquer «la prose du nihilisme de quartier» (ce furent ses mots). Pour le cas où je n’avais pas saisi l’allusion il précisa qu’il s’agissait du «quartier latin, bien sûr». Il me
proposa d’en parler plus longuement le lendemain, à la même heure, au même endroit, sur une chaise payante. Je ne savais plus quoi penser.
Je fus au rendez-vous le lendemain, l’esprit vengeur et décidé à le remettre à sa place. Il allait très bientôt me livrer ce qu’il devait cacher et ses secrets allaient contribuer à la réussite d’une de nos soirées. Pas question de répondre à des questions saugrenues sur ma personne et mes lectures ! C’était à lui de dire !
Je revins donc le lendemain au même endroit. Il était «ravi de me voir» me dit-il d’emblée, en ajoutant qu’il «adorait discuter », que «les vies devaient se raconter». Incroyable ! Tout se passait comme si j’étais un gibier rêvé !
Je m’énervai et partis. Vous connaissez la suite. Vous avez tous bien ri quand nous nous sommes, à nouveau, rencontrés le soir même, à l’une de nos réunions secrètes. Une nouvelle recrue dans la bande, inconnu de moi ! Et il voulait me faire «cracher» ma vérité. Il nous a démontré, par la suite, qu’il avait du talent et a déniché des vies sublimes mais je l’ai toujours détesté. Je ne sais ce qu’il a pu devenir. Mais il est revenu dans mon cauchemar.
Cette histoire de pieuvres et de lettres est ridicule et sera vite oubliée. Elle m’aura, en tous cas, permis de rencontrer deux écrivains. Drôle de gens.
Il paraît que par leurs mots ils nous éloignent de l’animal. C’est ce que disent les philosophes et les biologistes : l’on ne peut, en effet, comme les
matérialistes, asséner la thèse de la continuité entre l’homme et l’animal si l’on pense une seule minute à l’art et à l’imagination. La «transcendance» de l’homme devient patente. La rupture est donc dans le pouvoir du récit et l’appropriation de la sensibilité. Ca rassure.
Je vous écris et ça me fait du bien. Vous voyez, je ne change pas, toujours la digression.
Au fait, avez-vous lu le roman qui fait grand bruit, un pseudonyme ? Une histoire de vies éclatées et d’éparpillement des corps,
si j’ai bien compris. Mille et une vies, si j’ose le mot facile. Pour ma part, j’attends de rentrer pour retrouver mon calme et la lecture. Je ne sais dans quelle catégorie de lectrice, vous vous rangez. Emportée ou distante ?
C’est ma tante qui me le faisait remarquer il y a bien longtemps. Il y ceux qui, malheureux, d’un chagrin d’amour, de la mort d’un proche (les seuls vrais malheurs) se plongent dans les livres pour «voir ailleurs», sans prostration et sans assemblage entre leur grande tristesse et l’histoire ou les mots qu’ils lisent. Les distancés donc. Autonomie de la lecture ici. Et puis ceux (comme moi) qui collent leur temps, leurs moments noirs sur
leurs lectures, les rattachant à leur malheur, jaloux des joies décrites, pleurant sur les phrases sombres. Il vaut mieux, ceux-là, qu’ils ne lisent pas, qu’ils n’aillent pas au cinéma et se terrent dans les heures noires qui s’effacent toujours.
Vous voyez bien que je vais mieux ! Je ne changerai jamais.
Pour revenir aux choses que j’estimai sérieuses (mes dernières lettres), je vous ai dit, je crois, dans ma dernière lettre que j’attendais un «dénouement». Balivernes, propos de dramatiseur du dimanche ! Le seul - «dénouement» est celui de l’oubli et du rire.
Une dernière chose : je crois que Ducouraud est bien malheureux et que sa femme a du me connaître quelque part. Et si elle s’envoyait elle-même des lettres, en les signant d’un nom connu ? Pourquoi ? mais pour fonder un départ inopiné, la perturbation justifiant tout. Mais je me trompe peut-être. Voilà que je reviens à cette drôle d’histoire. Je croyais en être guéri.
Décidément je dois en avoir besoin (d’y revenir).
Tendresse.
P.S Avant d’envoyer cette lettre, j’ai téléphoné à mon cabinet. J’apprends donc à l’instant de ma secrétaire que des cambrioleurs m’ont rendu visite.
Décidément !

Louis Beauregard

J’ai rencontré Louis Beauregard à la faculté. Il travaillait sur un sujet assez curieux, pour l’époque du moins : la relation entre les comportements alimentaires et les modes de pensées. En bref, si je me souviens bien, Louis considérait que le fait d’ingurgiter depuis la prime enfance des hamburgers ou du riz biriani déterminait le mode de perception du monde, et partant, le type d’action culturelle sur son environnement.

Quand certains lui rétorquaient que la proposition inverse était peut-être

plus pertinente, que le comportement alimentaire n’était qu’un succédané de la culture d’un peuple, un fait sans vecteur causal, il prenait un air très sérieux, regardaient les contradicteurs fixement avant de lâcher d’un air faussement contrit :

- Vous êtes un petit con.

Là, ça dépendait des interlocuteurs. La majorité, ne pouvant imaginer la
vérité de l’insulte, le prenait pour un fou et tournait le dos pour s’enfuir.

D’autres, plus rares, riaient et discutaient. Enfin, les derniers s’emportaient et devenaient même violents.

Je l’ai justement connu lors de l’emportement, peut-être légitime, d’un malheureux questionneur.

Nous étions, tous, dans le couloir à attendre la venue du Professeur Didier, titulaire de la Chaire d’épistémologie, lorsque j’ai entendu des éclats de voix assez violents. C’était Louis qui se faisait empoigner le collet par un étudiant, assez grand, certainement basketteur, et qui exigeait des excuses après avoir entendu la petite phrase assassine, en réponse à sa question, pourtant posée calmement.

Louis le regardait sans broncher, ce qui provoquait un redoublement des cris.

Je m’approchai, et malgré mon ignorance de l’origine de la dispute, je fis remarquer au géant que le lieu ne pouvait se prêter à un tel comportement, indigne de la sérénité qui devait régner dans cet espace où les plus grands esprits, depuis des siècles, opéraient.

Le violent me traita d’imbécile et me demanda de m’occuper de mes affaires, en ajoutant je ne sais quelle insulte intolérable. Et alors que je ne connaissais pas encore l’ignoble répartie régulière de Louis, je répondis au malotru :

- Vous êtes un petit con.

Il en a été stupéfait puisqu’aussi bien il lâché Louis qui se tordait de rire, m’a regardé, a hésité pour l’uppercut, avant, je ne sais pourquoi, de partir en courant vers les toilettes.

Louis est, évidemment, devenu un ami, du moins un proche de Faculté.

Il a, très vite, abandonné son sujet pour s’intéresser au fait religieux et plus précisément à ce qu’il nommait lui-même “l’ultime preuve négative”.

Il s’agissait de démontrer qu’eu égard à la conservation des documents historiques et des récits de l’époque, à la connaissance parfaite des évènements majeurs dans les siècles, à leur restitution par les chroniqueurs, il était impossible de démontrer l’existence de Jésus qui, en réalité constituait une invention magistrale, l’homme ou le Dieu, comme l’on voudra n’ayant jamais mis les pieds sur terre. Nul document sérieux n’en faisait état.

Son travail intéressait nos professeurs puisqu’en effet il permettait de répertorier le matériau historique de l’ère préchrétienne, d’en disséquer le contenu. Et même si le but de telles investigations était curieux, la démarche pouvait faire “avancer la recherche”. C’est ce que nous disait le Professeur Chesneau, celui dont l’on sait qu’il n’a pas supporté l’apologie par Michel Foucault du régime islamiste iranien et qui s’est suicidé en plein cours, en avalant du cyanure.

Les travaux de Louis ne m’intéressaient guère, mais j’avais toujours plaisir à le rencontrer, pour discuter de tout et de rien, et beaucoup des jeunes filles de la Fac aux magnifiques mollets. Nous partagions, en effet, cette passion pour cette partie de l’anatomie féminine. Les galbes des mollets sont renversants lorsqu’ils sont beaux.

Puis, un jour d’été, Louis m’appela et demanda à me voir sur le champ.

Je m’en souviens parfaitement. Il me dit :

- Paul, tu te souviens que tu es juif ?

Et avant que je ne m’emporte il m’annonça la nouvelle :

- Je me convertis au judaïsme.

J’aurais dû immédiatement, lui poser la question du pourquoi. Mais, curieusement, je n’ai pu dire qu’une seule phrase :

- Vas-tu porter la kippa et le petit talith ?

Il m’a souvent dit par la suite combien cette réaction l’avait étonné. Il s’attendait à mille questions, à la stupeur, à la joie, bref à un sentiment.

Je crois que ça l’a un peu peiné, mais je n’y pouvais rien.

Il n’a pas porté la kippa et le petit talith et n’a pas laissé pousser sa barbe mais il est devenu, je l’assure, l’un des plus éminents spécialistes du judaïsme que certains n’ont pas hésité à comparer au mystérieux Monsieur Chouchani, maître de tous les grands, y compris de Lévinas ou de Wiesel.

On affirmait de Louis qu’il n’existait pas un texte biblique, de la kabbale, du Zohar, de la Michna qu’il ne pouvait citer de mémoire et pas un seul des milliers de commentaires talmudiques qu’il ne pouvait, lui-même critiquer. Je pense que c’était, peut-être un peu exagéré.

Il avait, par ailleurs refusé de devenir rabbin, malgré les offres mirobolantes des plus grandes métropoles. Il n’avait qu’un seul but, répondait-il aux nombreux journalistes qui venaient l’interroger sur ses travaux : démontrer la concordance parfaite entre modernité et judaïsme.

Louis n’écrivait que très rarement, prétendant que le caractère sacré des mots était exclusif du petit exposé d’une pensée ou d’un commentaire. Si l’on écrivait, c’était pour dire une vérité, laquelle ne pouvait s’encombrer d’à-peu-près et d’imperfections sémantiques.

Un texte devait donc être court et essentiel, rare ou, mieux encore, brulé comme le soutenait le rabbin Nahman de Braslav, pour laisser les mots s’envoler dans le vent du ciel et trouver leur destination authentique.

Seul le roman, la littérature, si l’on veut, pouvait se laisser aller, ne pas rechercher la perfection puisque par essence même, elle la fuyait “trouvant dans les mensonges la vérité de son existence”.

Je me souviens l’avoir appelé lorsque j’ai lu ces mots dans une revue hebdomadaire, dans un entretien qu’il accordait au rédacteur en chef, en réponse à une question sur la relation entre littérature et religion.

Je connaissais bien Louis et sans mettre en doute ses nouvelles convictions religieuses, je savais trop qu’il s’agissait de mots de faiseur, de charlatan de pure race, pour épater, dans le sillage de Kundera, les lecteurs du Dimanche. On ne se refait pas, même dans l’érudition.

Lorsque je l’ai appelé, après la lecture de ces mots pompeux, il y a très longtemps, pour le traiter gentiment d’escroc, il m’a simplement répondu :

- je préfère faire le pitre plutôt que de m’assoupir, comme toi, dans un spinozisme inutile, primaire et résigné.

J’avoue avoir été un peu vexé, mais nous nous sommes rencontrés très souvent. Cependant, j’avais exigé l’exclusion radicale de toute discussion théorique entre nous, peut-être par crainte de ne pas suivre, sauf celles, futiles, sur les femmes et, bien sûr, leurs mollets, la cuisine, et l’Art contemporain qu’il haïssait. Pas un seul mot de philosophie, de politique et encore moins de religion. Le pari a été tenu pendant de longues années.

Je l’ai, évidemment, appelé après cette semaine de deuil.

Il m’a présenté ses condoléances et n’a posé aucune question. Je ne savais que dire dans ce maudit téléphone et commençait à regretter mon appel. Nous sommes restés longtemps silencieux jusqu’au moment où il me dit :

*- Bon. On se voit dans une heure, au Balzar. Ne mets pas ta kippa ! *

Je ne me suis pas rendu à ce rendez-vous. Je l’ai appelé pour m’excuser.

Une contrainte inopinée. Il m’a simplement dit :

- Il est peut-être urgent que nous parlions un jour.

Je n’ai pas répondu. Je l’ai rencontré trois jours plus tard, nous nous voyons désormais régulièrement et je m’interroge encore sur mon lapin du premier jour. Sans doute la peur, dirait Anna.

belle comme le jour

La pluie tombait très fort et Etienne était très triste. Il appuya sur une touche du clavier. Des graphismes multicolores apparurent sur l’écran de
son ordinateur. Les ventes du mois. Etienne, en sa qualité de “Sales manager for Europe” de l’entreprise faisait défiler sous ses yeux ces
diagrammes quelques dizaines de fois par jour.
Il s’était d’ailleurs demandé une fois, s’il n’exagérait pas : les données ne changeaient que de semaine en semaine et, en tout cas pas dans la journée. Il se disait que cependant, l’on ne savait jamais, et qu’il fallait « veiller au grain ».
L’action qu’il s’était donné comme objectif de la journée était, comme il l’avait dit à son adjoint, « calée » : les technico-commerciaux de Charleroi devaient être «remués». Les commandes dans ce secteur, si elles ne baissaient pas, stagnaient. Ces belges devaient passer leur journée à se
goinfrer de moules frites et se gonfler de bière ! Il appela le bureau de Charleroi. Et ce, malgré sa tristesse. Il fallait bien travailler. Une secrétaire
lui répondit en bafouillant que tout le monde «était en clientèle». Il pensa encore à des camions de moules, à des bassins de bière. Et, sans qu’il ne
sache pour quelle raison, au coureur cycliste Eddy Merckz, pourtant mort ou vieux. Il décida que, pas plus tard que la semaine prochaine, il se rendrait en Belgique, que ce ne serait pas mauvais, d’ailleurs, pour le rodage de sa nouvelle voiture.
Ce qui le rendit encore plus triste car il pensa encore à elle. Belle,belle, comme le jour.Elle avait occupé sa journée. Comment avait-il pu, lui qui collectionnait les femmes tout en se prétendant par ailleurs fidèle de « corps et de cœur » à sa magnifique épouse, tomber dans cette mélancolie ? Comment, lui que le sentiment n’atteignait que dans «son métier de père de ses enfants et d’amant de sa femme» (c’était les mots de son ami), s’était-il laisser piéger par la simple vision d’une femme au volant d’une auto tamponneuse ? Au point, presque, de ne plus avoir, dans cette lancinante meurtrissure, ce désir de travail chiffré qui l’avait toujours envahi. Il se jura, encore, qu’il ne sortirait pas la carte qu’il triturait dans la poche de sa veste, et qu’il ne téléphonerait pas…
Il faillit appeler son ami mais se ravisa. Il n’avait pas du tout, à ce moment précis, l’envie de subir sa spiritualité de circonstance, ses répliques d’assommoir, les balivernes sur sa femme. Bref, ses stupidités pédantes et enflées. D’ailleurs, pour qui se prenait-il ce faux dandy, cet histrion
à cent sous ? Toujours ses sentences emphatiques, les claquements d’une prétendue ironie lyrique qu’il nommait « le recul obligé » ordonnant ses rencontres et ses sentiments, trompant régulièrement son épouse, tout en prétendant qu’une «schizoïdie construite et maîtrisée» persuadait de tout, sûr «d’arracher» et de porter, clamait-il les femmes «vers leur immatériel» ! Qu’il aille se faire arracher la peau ! Il ne le pensait pas vraiment. C’est son grand et unique ami et nombre de ses collègues jalousaient cette complicité de roc, lorsque, entrant dans son bureau, ils
l’entendaient partir d’un rire de tonnerre, le combiné du téléphone martelant ses genoux. Ils savaient qu’il était avec lui et qu’ils s’esclaffaient, radotant et le sachant, à coups de circonlocutions ravageuses sur ce monde quotidien, rempli des «autres», sûrs de leur lucidité impitoyable.
Ça devait faire du bien, se disaient-ils.
Le téléphone sonna. Il pensa qu’il devait s’agir de l’un de ces vendeurs belges que la secrétaire avait averti, en téléphonant dans un bar minable
de la Grande rue, que le «Di-co» avait appelé et que ça n’était pas bon signe…
Il était donc prêt à hurler. Mais, non, c’était «personnel» lui déclara Annabelle (mais il s’agissait d’un faux nom), sa secrétaire. Sûrement un piège, une de ces caseuses d’épargne retraite ou de parts immobilières dans des hôtels caribéens jamais construits et qui avait appris dans ses cours de télémarketing les moyens de forcer les barrières téléphoniques par une annonce idoine. C’était effectivement une voix de femme, douce
évidemment.
Puis-je parler à Monsieur Etienne Rivoire, s’il vous plaît ?
,C’est lui-même, mais s’il s’agit…

-Bonjour Monsieur, nous nous sommes déjà rencontrés. Je suis celle qui
a embouti votre splendide voiture.*

Etienne n’eût, comme l’autre fois, plus de voix. C’était elle ! Mon Dieu ! pria-t-il. Elle continua :
- Il faut, Monsieur, que je vous dise, qu’après vous avoir laissé sur la chaussée, j’ai eu bien des remords. Mon attitude a été inqualifiable. Je ne
suis même pas descendu, au mépris de la plus élémentaire des politesses et n’ai fait, égoïstement, que penser à mon retard.
Je m’en veux de cette indifférence, de cette goujaterie. Je n’ai su comment me faire pardonner ou du moins, si, je voulais le faire de vive voix. Persuadée que vous alliez appeler pour les formalités, je me suis jurée de ne pas oublier de m’excuser de mon comportement, à l’occasion de cette conversation -comment dirais-je - administrative. Mais vous n’avez pas appelé. Notez que j’avais relevé, je ne sais d’ailleurs pour quelle raison, votre numéro minéralogique. L’un de mes amis de la Préfecture de Police à qui j’ai raconté votre mésaventure et mon impertinence m’a proposé de m’obtenir votre nom. Ce qu’il a fait et il m’a été facile, par l’annuaire et l’amabilité de votre femme de ménage que je viens d’avoir à votre domicile, de vous retrouver. Me voilà donc, vous présentant humblement mes excuses, en espérant vivement que vous les accepterez.

Etienne ne dit pas un mot, tout en pensant que cette femme avait dû, dans sa prime enfance apprendre le maniement du langage avant celui de la corde à sauter…

Il eut quand même le courage de balbutier :
- Mais, ce… ce… ce n’est rien, Meu, pardon, Madame… je…

Heureusement, elle le coupa et l’assomma en proposant :
- Monsieur, je crois constater, à une certaine réserve de votre voix, que je dois, de vive voix, vous démontrer la sincérité de mes regrets. Si votre emploi du temps vous le permet, je vous propose de le faire devant un verre. Par exemple, ce soir à 19 h 30, au Safari Club, avenue Matignon. Les cocktails y sont délicieux.

Etienne put marmonner :
- Ah oui ? Je..

Il fut à nouveau interrompu par la voix crémeuse qui lui chuchota, avant de raccrocher :
- Donc à, à ce soir…

Monsieur Laurentin

Monsieur Laurentin descendit du train, en grognant sur une vieille dame qui marchait péniblement devant lui, sur le quai, encombrant le passage. Il finit même par la bousculer, sans s’excuser. Il se dit que la vieillesse était insupportable et que ce quatrième âge ferait mieux de rester cloîtré dans les maisons spécialisées que ses impôts engraissaient.
Il s’énerva encore lorsqu’il fut obligé de prendre la queue à la station de taxi. Il se disait, à cet instant, que la rue devait aussi respecter les hiérarchies, que les élites ne devaient ni attendre, ni côtoyer la multitude, laquelle, normalement, devait s’incliner, comme au bureau, comme à l’usine, et laisser place dans les rues à ceux qui avaient réussi, comme lui. Même les Grecs, inventeurs de cette perfide démocratie avaient fait le tri dans le peuple et l’on ne voyait pas pourquoi les hommes de sa condition devaient se fondre dans cette masse. Il réfléchissait sur la forme du signe distinctif, à accrocher peut-être au revers des vestons, pour faire connaître son statut social, lorsqu’un homme l’insulta en lui demandant de ne pas rêver. Un taxi était devant lui et attendait que ce provincial (c’était le mot qu’il avait employé) veuille bien comprendre qu’il fallait monter dans la voiture. L’homme ajouta même que décidément il faudrait créer des villes exclusivement réservées aux nigauds et ballots de toute sorte.
Il donna au chauffeur l’adresse de sa fille, rue des Saints-pères et ne laissa aucun pourboire en payant sa course, sans comprendre les maugréments du conducteur qui souhaitait, d’après ce qu’il pouvait saisir, la malédiction de l’Ecosse.
Il monta, non sans peine, les nombreux étages qui séparaient la porte d’entrée de service de la chambre qu’occupait sa fille. Il eut deux réflexions. La première concernait sa condition physique, bien fragile, comme en témoignait son essoufflement dans la montée. Il marcherait désormais un peu plus et demanderait à son chauffeur de le faire descendre une centaine de mètres avant la porte de l’usine, ce qui lui ferait prendre de l’exercice. Il s’en voulut ensuite d’avoir exigé que sa fille logeât dans une chambre modeste, pour éprouver les duretés de la vie, avait-il dit, à l’époque. La richesse méritait qu’on en profite et elle pouvait se venger si l’on ne lui faisait pas honneur. Un bel appartement aurait très bien pu convenir. Il était vrai que les prix de l’immobilier parisien étaient prohibitifs. Mais il avait les moyens.
Il prit donc les clefs dans sa poche (il en avait demandé un double à l’agent immobilier, lors de la signature du contrat de bail) et entra.
La chambre était parfaitement rangée. Il fut fier de sa fille. Il était vrai que l’exiguïté de la pièce ne permettait pas d’y loger trop de meubles. Un lit, une petite commode (celle que lui avait donnée la tante pourtant si avare) et un bureau au-dessus duquel une étagère en pin faisait office de bibliothèque.
Il jeta un coup d’œil distrait sur les livres soigneusement rangés et fut surpris par le nombre d’ouvrages publiés par le fameux professeur Ducouraud.
Il ne parvint pas à ouvrir le tiroir du bureau et après quelques instants de pensée coupable prit le coupe-papier à portée de sa main et entreprit de crocheter la serrure qui céda facilement. Il fut étonné du fouillis, de l’amoncellement de papiers qui emplissaient le tiroir et qui jurait avec l’ordre qui régnait dans le lieu.
Les longs moments pendant lesquels Monsieur Laurentin s’attela à la lecture des innombrables papiers jetés par sa fille dans ce maudit tiroir furent (il le dira, souvent, plus tard) parmi les plus pénibles de sa vie.
Des dizaines de lettres d’amour enflammées émanant d’une incroyable armée d’hommes, lesquels, si l’on s’en tenait aux minutieuses descriptions des nuits passées avec Mademoiselle Laurentin avaient dépassé le stade de prétendant. Certains se comparaient même au Marquis de Sade, en se vantant d’avoir pu, grâce aux prouesses de l’amante, accomplir, très exactement, les actions érotiques figurant sur telle ou telle page de leur auteur préféré, toujours lu à haute voix, liminairement aux exploits sexuels qu’avait abrité cette chambre accueillante, si close et très haut perchée de la rue des Saints-pères.
Le moindre détail du corps de sa fille n’échappait plus à Monsieur Laurentin, lequel, à de nombreuses reprises faillit s’étouffer et craignit la mort brutale dans cette maudite chambre emplie de souillure et de stupre.
Il s’allongea ainsi un moment sur le lit, pour mieux respirer et, se souvenant de ceux qui s’y étaient posés (quelquefois debout ou à genoux) le quitta brusquement, dégoûté, la nausée au cœur.
Curieusement, il se mit à classer les lettres, par individu, non sans avoir le sentiment que, décidément, il s’agissait là d’une manie, sa secrétaire ayant toujours craint le licenciement pour un simple déclassement de document.
Il trouva un court mot du professeur Ducouraud, lequel, dans un style dont il se dit qu’il était parfait, invitait sa fille chez lui. Le courrier, daté, était récent. Il ne s’agissait pas, écrivait-il, de travail universitaire et la confidentialité était de mise.
Monsieur Laurentin se mit à hurler, en se prenant la tête entre ses mains en pleurant de rage. Même les professeurs ! Même ce Ducouraud ! Il commençait à mieux comprendre les éloges permanents de sa fille à l’endroit de cet enseignant, si pénétrant disait-elle. Monsieur Laurentin eut encore la nausée.
Que faire ? Il eut immédiatement l’idée de se rendre chez l’universitaire dont il connaissait l’adresse portée sur la carte ignoble.
Il prit les lettres classées, les mit dans un sac poubelle rangé sous l’évier, les emporta sous le bras et descendit à grandes enjambées les sept étages. Il était encore essoufflé lorqu’il héla un taxi dont le chauffeur entrepri de se plaindre sur la petitesse de la course jusqu’à la rue de l’Université et, plus généralement de la misère des gens de sa condition.
Arrivé devant l’immeuble, Monsieur Laurentin entra dans le grand hall et sonna à l’Interphone au nom du professeur. Aucune réponse. Il resta posté, hagard, devant la loge. La gardienne passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte et s’enquit, non sans agressivité, du motif de ce dérangement. Elle s’énerva vraiment lorqu’elle eut sa réponse, en insistant sur le fait qu’elle n’était pas recrutée par le propriétaire de l’immeuble pour remplir les fonctions d’agent de renseignement et que la disparition (c’est le mot employé) de Monsieur le professeur commençait à l’irriter ; qu’il en était d’ailleurs de même pour celle (la disparition) de son épouse ; qu’elle avait déjà tout dit aux gens de l’Université..Et elle claqua violemment la porte au nez de Monsieur Laurentin pétrifié.
Il commençait, sans savoir pourquoi, à avoir très peur et priait le ciel de faire revenir sa fille. Il lui pardonnerait tout, tout en se jurant qu’elle rejoindrait immédiatement Poitiers et que la belle vie à Paris lui serait interdite.
Il prit son téléphone portable et appela son avocat, à Poitiers, pour demander conseil. Devait-il déclarer la disparition ? Le juriste était en expertise. Il se souvint du nom de l’avocat parisien, spécialiste de responsabilité industrielle qui s’était occupé de son affaire de tuyauteries corrodées, atteintes, même s’il n’avait jamais voulu l’admettre, d’un vice caché, rédhibitoire. Certes les disparitions n’étaient pas sa spécialité mais un homme de loi devait savoir ce qu’il fallait faire.
Il appela. Sa secrétaire lui précisa qu’il était absent depuis quelques jours et qu’il ne serait pas de retour avant une semaine au moins, étant retenu pour une affaire, outre-mer. Cependant, ses collaborateurs étaient à sa disposition et il pouvait passer au Cabinet dans l’heure puisque l’urgence l’imposait.
Monsieur Laurentin se rendit donc au Cabinet de l’avocat, exposa la situation à un jeune juriste sans cravate qui lui conseilla d’attendre, les fugues amoureuses étant courantes de nos jours. Par ailleurs, selon cet avocat, manifestement gauchiste, le Ministère public et les juges d’instruction, tout comme les policiers d’ailleurs, ne s’intéressaient désormais qu’à ce qui pouvait leur faire une belle publicité et les mettre à la une des journaux quotidiens ou provoquer un reportage personnel dans un hebdomadaire à papier glacé. Une déclaration de disparition, sauf s’il s’agissait de celle d’une personnalité, serait ainsi classée sans suite.
Monsieur Laurentin reprit le TGV pour Poitiers, en se disant que la nuit porterait conseil.

La rencontre des trois

De nombreuses années auparavant, la rencontre de Jean-Charles, Marianne et Michel.
Ils se trouvaient tous les trois dans les locaux du sénat, assistant à une conférence sur « le Moïse freudien».
La salle était pleine d’étudiants de dernière année et de retraités assidus. Les conférenciers sur l’estrade avaient d’abord laissé l’invité, un psychanalyste bulgare s’exprimant dans un français précis, introduire le débat. Il s’agissait de replacer le discours de Freud sur le prophète dans «l’histoire humaine de l’abstraction», de rechercher aussi les parallèles entre la «découverte de l’inconscient et la révélation, sur le Mont Sinaï, du nom d’Elohim qui ne devait pas être prononcé».
Il faut dire qu’à cette époque, les intellectuels voulaient encore exister et nombreux étaient ceux qui se pressaient dans les tables rondes, colloques et autres symposiums organisés par toutes sortes d’associations, cercles et clubs fermés.
Marianne dont on se souvient de la passion pour la prophétie biblique était, évidemment très friande de ce genre de réunion. Michel écrivait un texte sur «la notion d’Exode. Celle de soi. Celle du lieu» et Jean-Charles avait beaucoup aimé les chapitres du dernier livre du penseur bulgare sur «la lignée Moïse-Socrate».
Ils étaient loin les uns des autres et ne s’étaient jamais rencontré.
Le débat avec «la salle» commençait et un bénévole se promenait dans les rangées d’auditeurs avec un micro, à l’affût de ceux qui voulaient prendre la parole. C’est Marianne qui s’empara, la première de l’appareil pour dire, très calmement :
J’aimerais avoir un avis sur la signification d’un manque : dans le Talmud de Babylone, il manque toujours la première page de tous les traités. Un rabbin a donné une explication qui ne peut me contenter en répondant à un étudiant qui ne comprenait pas ce blanc que «quelque soit le nombre de pages qui peuvent être étudiées, l’on n’est pas encore parvenu à la première». J’aimerais avoir l’avis de Monsieur Pandova sur cette énigme.
Les conférenciers se regardèrent et le Bulgare ne répondait pas.
Un jeune homme, sûrement un étudiant, se leva et s’en prit à Marianne.
Mademoiselle, je pense que vous vous êtes trompée de conférence. Nous ne sommes pas dans un cercle d’études cabalistiques et vous nous faites perdre notre temps avec vos bavardages bibliques. C’est de Freud qu’il s’agit ici.
Marianne souriait. Michel prit la parole, sans micro :
Monsieur, vous êtes un idiot, un goujat et un terroriste. La question posée par Mademoiselle est au centre de notre débat et vous feriez mieux de vous taire plutôt que d’interrompre Monsieur Pandova qui s’apprêtait, j’en suis sûr, à répondre.
Et en s’adressant au conférencier, il ajouta :
N’est-ce-pas, Monsieur ?
Pandova ne répondait toujours pas.
C’est alors que Jean-Charles demanda le micro :
Monsieur, on vient de vous traiter d’idiot. J’approuve l’insulte. Je pense que vous devriez être ailleurs, devant un flipper, au café du coin, au lieu de vous en prendre à une femme qui vient de poser la seule question qui vaille : celle de la recherche du commencement.
Monsieur Pandova était radicalement muet et regardait, les yeux affolés et interrogateurs les autres conférenciers.
C’est alors que Michel reprit la parole :
Monsieur Pandova, votre mutisme révèle votre incapacité à l’abstraction et plutôt que de participer aux débats sur son histoire, vous feriez mieux d’accompagner ce malheureux au café d’en face. Il y a deux flippers. Les parties gagnantes pleuvent, au grand désarroi du bistrotier auquel je conseillerai en sortant de rebaptiser son lieu enfumé «Café du Commerce». Vos pseudo-théories y trouveront leur place ! Sur ce, je m’en vais et vous laisse à vos fosses du vide !
Et il sortit dans un grand silence, suivi de Marianne et Jean-Charles.
Ils se retrouvèrent sur le trottoir. La nuit était tombée. Marianne, médusée, leur demanda s’ils avaient appris le français et les insultes sur les mêmes bancs, Jean-Charles ne faisait que sourire et Michel, dans un grand éclat de rire leur proposa d’aller prendre un verre au fameux café aux flippers.
Le café était vide et le patron prévint qu’il allait fermer très bientôt. Ils s’installèrent au fond de la salle et restèrent assez longtemps sans parler, comme s’ils savaient que leur rencontre était primordiale.
Marianne prit la parole la première pour dire :
Je m’appelle Marianne. Et vous ? Sérieusement, vous ne vous connaissez pas ?
Ils jurèrent que non et se présentèrent.
C’est Michel qui parla le plus longuement. Il voulait répondre à la question de Marianne. Il ne fut pas interrompu lorsqu’il se lança dans l’explication des fins, des commencements, des vides, des recommencements, de la virginité des pages essentielles, et de plein de choses théoriques encore. L’exposé était brillant. Marianne était subjuguée et Jean-Charles écoutait très attentivement. Le patron du bistrot, derrière son comptoir faisait semblant de ne pas écouter. Les théories de Michel devaient l’intéresser car il ne faisait même pas mine de ranger ses chaises.
Michel s’arrêta pour demander à Jean-Charles le sujet de sa thèse.
Jean-Charles, toujours souriant répondit brièvement:
L’histoire du malheur individuel, Y avez-vous réfléchi ?
Michel se grattait la tête et ne fit que répondre qu’il fallait le tutoyer, qu’ils étaient trop jeunes pour le vouvoiement, qu’il était sûr qu’ils allaient devenir des amis et qu’il fallait poursuivre la conversation dès le lendemain, en déjeunant ensemble peut-être. Le limonadier commençait à s’impatienter et leur fit comprendre, l’index tapotant sur sa montre, qu’il était temps de fermer.
Marianne était vraiment subjuguée.
Ils se quittèrent. Rendez-vous le lendemain, pour déjeuner. Avant de s’endormir, Marianne pensa beaucoup à Michel. Jean-Charles aussi.
Ils furent tous à l’heure dans le petit restaurant très connu de la rue Monsieur-le- Prince. Michel était un habitué, et ouvrit, très fier le petit casier ou était rangée sa serviette.
Ils parlèrent abondamment et prirent plusieurs cafés. La patronne à la caisse leur fit comprendre qu’il fallait que les serveuses débarrassent, que l’après-midi était bien avancée.
Ils prirent la direction du jardin du Luxembourg. L’automne s’y était installé et Michel donnait des coups de pied dans les tas de feuilles qui jonchaient le sol. Le ciel était bleu. Jean-Charles semblait soucieux. Marianne proposa de s’asseoir en pestant contre le droit d’utilisation payant des chaises en métal. Ils continuèrent leur conversation du restaurant. Ils en étaient à commenter la fin des existentialismes, le «terrorisme» (selon Jean-Charles) des structuralismes. Michel s’emportait contre les visions individualistes de l’homme et Jean-Charles affirmait que seul l’être, dans son intimité valait la peine d’une philosophie. Le monde est composé de milliards de romans personnels et «la totalité», dans son abstraction simpliste oubliait les vies, les destins, les malheurs, répétait-il. Michel rétorquait en précisant que les pauvres n’avaient pas d’histoire, que le sujet était une invention bourgeoise, que les romans n’étaient écrits que par des «désœuvrés qui échappaient au cataclysme du temps glacé qui passait sans eux». Ils n’étaient donc pas d’accord. Marianne défendait Michel dans sa défense des structures sans sujet, en ajoutant que «cependant, le mystère de l’amour pouvait renvoyer, brutalement aux hommes, nus devant leurs sentiments».
Ils se quittèrent, en le regrettant sincèrement, très tard dans l’après-midi (Michel devait aller chercher Geoffrey à la garderie rue de Vaugirard) en se promettant de se revoir le plus rapidement possible. Ils étaient devenus amis et Marianne, dans son studio, le soir, n’écrit qu’une seule phrase dans son journal : «journée merveilleuse, pleine de mots porteurs et de beaux regards, dans le bruit des feuilles froissées sous le poids d’hommes qui marchent»
Jean-Charles ne put dormir. Très tard dans la nuit, il appela Marianne, juste pour entendre sa voix. Elle avait certainement mal raccroché. La ligne était occupée. Il essaya à de nombreuses reprises, toujours sans succès et pour la première fois de leur histoire, fut jaloux. Il était persuadé qu’ils se parlaient, Michel et Marianne, qu’ils allaient sûrement s’aimer. Il ne dormit donc pas.
Michel, après avoir couché l’enfant, s’allongea sur le lit et pensa à sa journée. Il était heureux. Puis, il s’installa à sa table de travail et se mit à écrire. Il lui était venu une idée. Pour démontrer que tout pouvait se dire, sans conviction, et qu’il suffisait d’assembler des mots pour une «escroquerie idéaliste», il allait écrire «le malheur», à la place de Jean-Charles. Ce qu’il fit toute la nuit, après avoir essayé d’en parler à Marianne, mais la ligne était occupée.
Il envoya son «travail» à Jean-Charles. L’on peut dire que les moments pendant lesquels Jean-Charles lut ce qu’il avait reçu sont restés les plus bouleversants de sa vie. Michel avait écrit ce qu’il voulait dire. Jean-Charles en était resté dans ses recherches au simple malheur individuel et à l’histoire de sa perception. Et voilà que Michel, un structuraliste forcené, lui donnait ce qu’il cherchait depuis des mois, en grattant, sans l’enfoncer brutalement, la « porte du thème » : le malheur comme thérapie vitale!
Jean-Charles posa les feuillets sur son bureau, se leva, fit le tour de la pièce et pleura. Il appela Michel et lui proposa de prendre une bière au café aux flippers faciles.
Ils discutèrent longtemps. Dans le café, on n’entendait que les grands éclats de rire de Michel. Il était, manifestement, ravi de ce qu’il nommait «la facile imposture» et ne comprenait pas l’enthousiasme de Jean-Charles. Ce n’était qu’un jeu d’écriture, pour démontrer «l’aisance des mots assemblés». Et Jean-Charles lui proposait d’écrire ensemble un grand ouvrage où seraient mêlés «la froideur de la structure» et «l’appropriation personnelle du malheur». Michel refusait en précisant qu’il s’était juré de ne jamais rien publier («mes publications futures sont, comme moi, épuisées»), mais devant l’insistance de Jean-Charles céda, en indiquant que «l’entourloupe» pouvait l’intéresser.
Ils dînèrent le soir, tous les trois, dans le petit appartement de Michel, rue Madame. C’est ce soir là que Marianne et Jean-Charles firent la connaissance du petit Geoffrey. C’est aussi ce soir là que Michel raconta l’histoire d’Anne-Laure et son départ avec un homme laid.
Marianne tenait Geoffrey sur ses genoux et ils buvaient de la bière.
Ils se retrouvèrent souvent chez Michel. Marianne était, on s’en doute, devenue amoureuse de Michel mais il ne se passait rien. L’ouvrage commun avançait. La facilité d’écriture de Michel déconcertait les autres. Marianne, en relisant les feuillets proposait de reprendre tel ou tel passage, critiquant l’emphase de Jean-Charles ou l’écriture «vénitienne», trop belle, de Michel. C’est à elle qu’on doit le riche passage sur «l’angoisse de Dieu».
Ils terminèrent très vite et la secrétaire générale de la maison d’édition leur promit une réponse rapide, le comité de lecture étant désœuvré, les auteurs se faisant rares, en ces temps d’incertitude théorique, «où l’homme était balancé par-dessus bord».
Jean-Charles raconta à Marianne «le numéro» de Michel devant l’éditrice. Il avait été furieux et craignait le refus de publication.
L’ouvrage fut donc publié et, comme on le sait, c’est le seul qui fut écrit en commun.
Marianne épousa Jean-Charles.

La mort et le feu

C’est dans la cour de la maison que se trouve le récipient. Une construction de briques, cylindrique, à peu près un mètre de hauteur, recouverte d’une sorte de ciment gris, forcément sale. Sur le dessus, un couvercle amovible en ferraille, peut-être du laiton.

C’est là que le rabbin jette la volaille après lui avoir strictement tailladé le cou, par une lame de rasoir ficelée à un manche d’un bois rugueux.
Le religieux repose le couvercle et dit au petit garçon d’attendre.
Lui est debout et tend l’oreille. Le poulet se débat encore. Puis plus aucun bruit. Il n’ose avertir le rabbin qui est entré dans sa maison.

La chaleur est étouffante. Les météorologues parisiens ont évoqué à la radio un été « douloureux » pour les nord-africains. Le mot l’a enchanté.
Il s’assied sous l’arbre. Le rabbin doit être debout, au milieu d’une chambre, volets baissés, à psalmodier une prière. Puis, en pouffant de rire, il l’imagine, caressant les jambes d’une jeune domestique alors que son épouse dort dans la chambre à côté. Il exagère.
Pas moins de vingt minutes à attendre. Mais peu importe, tous savent qu’il est chez le rabbin. Le village est sûr et les enfants libres.
Le rabbin est revenu, a soulevé le couvercle, s’est emparé du volatile, l’a essuyé, lui a ligoté les pattes avant de le tendre au garçon qui lui sert la monnaie.
Toujours deux pièces.

Le poulet est désormais dans un couffin, chaud et parfaitement mort. La tante le pose sur la table de la cuisine. Lui est debout, les bras croisés. Elle lui caresse les cheveux. Il sourit. Elle lui rappelle que le lendemain, c’est un jour de boulanger. Il doit venir vers 10 heures. La pâte aura levé.
Les poulets tués par le rabbin et les pains à cuire dans le petit four du boulanger.

C’était l’enfer, lui a dit un jour Anna. La Mort et le Feu.

Non, lui a-t-il répondu. La joie, la joie.

Chère amie, III

Chère amie,

La campagne nîmoise, j’en suis sûr, doit se battre avec tous les bleus du ciel. Je vais bientôt vous rendre visite, si votre invitation tient toujours. Avec Anne-Laure, ma femme. Elle ne connaît pas la Provence. Hier, je lui ai proposé un week-end chez vous. Elle a hâte de vous rencontrer. C’est du moins ce qu’elle m’a dit. Je vous appellerai très bientôt. Je ne lui avais jamais parlé de vous. Mais c’est désormais chose faite. Tout se passe en ce moment comme si j’avais besoin de rassembler ma vie, de joindre ses moments, de tout ramasser. Je rêve d’une tempête qui ferait s’envoler les interstices du temps. Tout ramasser en un moment.
Anne-Laure travaille dans une maison d’édition de livres d’art. Je lui ai dit que pour une amoureuse de la peinture, ne pas connaître les lumières provençales était une infamie. Elle m’a répondu qu’elle les imaginait et que cela lui avait suffi jusqu’à présent. Elle a ajouté que c’était comme une bonne chose que l’on gardait pour la fin, pour mieux la savourer. C’est ce qu’elle dit aussi pour Venise qu’elle ne connaît pas non plus.
J’ai relu votre dernière lettre. Je rêve aussi d’une nouvelle virée à Séville, pour les corridas, avec vous, Anne-Laure, Etienne, sa femme Florence. Qu’en dites-vous ?
Vous voyez, je ne vous parle plus de mes histoires de pieuvre. Elles me semblent s’enfouir dans le passé. La fin approche et nous saurons très bientôt.
Etienne est donc passé vous voir. Il vous aime beaucoup. C’est un vrai ami. Je crois qu’il est actuellement d’assez mauvaise humeur, je ne sais pourquoi. J’ai l’impression qu’il commence à s’interroger sur sa vie et que, comme moi, il revient aux choses les plus simples.
C’est vous qui me traitiez d’enfant gâté. Vous aviez raison. J’ai passé ma vie à m’apitoyer sur mon pauvre sort, au moindre tracas pourtant secondaire. Sans voir autour de moi, sans véritablement enlacer ceux que j’aime, certain que les silences étaient respectables alors qu’il faut, j’en suis sûr maintenant, parler de temps à autre et embrasser toujours.
Lorsque vous connaîtrez Anne-Laure et si elle m’y autorise, je vous en dirai plus long sur les mille destins qui guettent une faiblesse. Connaissez-vous Simone Martini, le peintre italien ? Je suis sûr que oui. Vous me le direz prochainement.
Anne-Laure m’a demandé d’arrêter quelque temps de travailler. Elle voudrait que j’écrive. Tout ce qui me passe par la tête. Elle est persuadée que j’ai besoin de cette rupture temporaire ; que j’ai les moyens de la mettre en œuvre, mes collaborateurs étant très compétents. Qu’en pensez-vous ? J’avoue que la chose me tente. Mais pas pour écrire. Je n’ai rien à dire. C’est, dites-vous toujours, le lot commun de tous les écrivains. Ils n’ont rien à dire mais s’évertuent à démontrer le contraire. Comme si la simple écriture, la moindre page imprimée les constituaient en héros. C’est bien de l’héroïsme que de remplir des pages sans ne dire autre chose que les soubresauts réguliers et vains de la vie quotidienne. Je ne sais d’où vient la gloire de ceux qui écrivent. Peut-être simplement qu’ils maîtrisent, un peu mieux que les autres, l’organisation des phrases alors qu’ils pensent comme tout le monde et sont englués dans le même temps. Un peu léger, ne croyez-vous pas ? Tout sauf des héros. Des enjoliveurs qui font croire à l’originalité du sens commun.
Je ne sais ce qui me prend à pester contre tout le monde. Je ne changerai jamais.
Vous souvenez-vous de l’histoire du monsieur qui voulait tout quitter le jour de ses quarante ans ? Ma première histoire pour la bande ? Figurez-vous que je l’ai rencontré, par hasard, dans un café. Il m’a raconté que son histoire avait duré trois jours. Il n’a pu tenir plus longtemps. Si je l’avais rencontré après sa brève expérience, je n’aurais même pas raconté son histoire. Trois jours de rupture ne valent pas la peine d’être racontés. Comme quoi le fantastique dépend essentiellement des moments, de son moment. On imagine une vie en rupture avec la nôtre, on en fait un événement, on la constitue. Et patatras ! Ce n’était qu’une invention romanesque. Cette vie rentre dans le rang, elle s’ajoute aux milliards des existences, banales, données, sans exception. Tout revient dans l’ordre. L’on ne peut se dégager de l‘ancrage. Qu’il est dur de rompre !
Et si la véritable force était, justement, l’immobilisme ? A quoi cela sert-il de sortir de notre cercle ? Ceux qui veulent faire de leur vie un roman sont ridicules. Comme des mouches qui se cognent sur les vitres. Tenez, à ce sujet, je vous raconte une histoire. Je sais que vous les adorez.
Un jour, un homme rencontre son sosie. La ressemblance est parfaite et ils restent tous les deux pantois, ne sachant pas quoi dire, quoi faire. Ils sont dans la rue et restent plantés là, les yeux dans les yeux. Ils décident de prendre un café ensemble et se parlent longuement. Ils rient désormais et une idée leur vient. Prendre la place de l’autre une journée, une seule journée. La chose est banale, me direz-vous. La littérature pour enfants et les mauvaises séries télévisées abondent d’histoires de ce genre. C’est vrai. Mais c’est ce qui arrive qui est moins courant. Figurez-vous que la journée passée, l’un des deux ne veut plus revenir à sa vie. L’autre ne l’admet pas. Ils en viennent aux mains et même aux armes. Ils s’entre-tuent et meurent. Tous les deux. La femme qui m’a raconté cette histoire m’a affirmé qu’elle était vraie. Bien sûr, je ne l’ai pas crue. Mais elle a ajouté que c’est l’histoire des hommes qu’elle me racontait là, les semblables qui s’égorgent, l’interversion toujours possible de deux vies, au-delà des corps qui la soutiennent. Bref un galimatias pseudo philosophique. C’est ce que je lui ai dit. Je ne supporte pas, vous le savez, les allégories de bas étage et les théorisations surannées. Elle s’est fâchée. Et depuis je ne la revois plus. Nous étions pourtant bons amis. Voilà mon histoire. Une histoire sans queue ni tête qui fâche de bons amis, allez savoir pourquoi ! Il faut croire que les mots ont encore leur importance ou que les peurs ne nous quittent jamais.
Je vous disais plus haut que l’immobilisme était une force. Je ne sais pas moi-même ce que cela veut dire mais j’en suis sûr. Je vous laisse le soin dans votre prochaine lettre de me l’expliquer. Vous avez le don d’expliquer les intuitions et vous êtes toujours convaincante.
La pluie se met à tomber. Je la déteste.
Affectueusement.

Jean-Charles Ducouraud

Tous s’accordent à dire que Jean-Charles Ducouraud était à cette époque un étudiant « sérieux et travailleur ». Mais il avait eu – il le disait souvent, crûment, fier de sa sincérité - une enfance malheureuse. Ses parents n’étaient ni miséreux ni violents et ils adoraient leur fils. Non, Jean-Charles avait souffert pour un seul motif, bien loin des contingences familiales ou matérielles : il était jaloux, très jaloux. Il ne pouvait supporter le premier de la classe ni celui qui avait du succès auprès des filles ou encore l’impertinent aux parents très riches. Il ne tolérait pas qu’on puisse s’intéresser à un autre que lui. Et il pleurait toutes les nuits dans sa chambre, se souvenant d’un geste charmant qui ne lui était pas destiné, d’un regard posé « sur autrui », de la réflexion très obligeante d’un professeur à un élève qui n’était pas lui. Sa jalousie était donc maladive.
Ses parents se sont longtemps souvenus de ces jours où il rentrait, piteux, le visage tuméfié, arraché, après une bagarre « de jalousie » (comme ils disaient). Jean-Charles ne savait pas se battre et il en avait horreur mais c’était plus fort que lui : il fallait qu’il empoigne ceux qui provoquaient sa « maladie » et recevait, presque sans broncher, les coups en retour. Il était très malheureux et pleurait souvent.
Il avait quitté sa ville natale (Montpellier) vers dix-huit ans (après son bachot) pour Paris (études de philosophie à la Sorbonne). Pendant ses premiers mois dans la capitale, il avait eu (il en rit souvent aujourd’hui avec ses étudiants) une grande idée fixe qui s’était presque substituée au sentiment de jalousie : il lui fallait perdre son accent. La philosophie, disait-il, ne peut se dire avec l’accent montpelliérain (c’était son avis, allez savoir pourquoi). Il passait donc des heures à écouter la radio pour répéter, après tous les commentateurs et animateurs, de belles phrases avec l’accent pointu (celui de Paris). Il avait aussi acheté un petit magnétophone qu’il cachait dans une de ses poches et qui lui permettait d’enregistrer toutes (absolument toutes) ses conversations de la journée. Il le posait la nuit sous son oreiller pour « s’imprégner » pendant son sommeil du fameux accent parisien.
Il faut croire que la méthode fut efficace puisqu’aussi bien Jean-Charles Ducouraud n’a plus le moindre accent du Midi et que nul aujourd’hui ne peut le croire natif du Languedoc. Sauf peut-être quand il s’énerve. Mais il s’énerve rarement et parle très doucement (il connaît d’ailleurs la plaisanterie de ses étudiants sur l’achat en gros de sonotones pour les distribuer à l’entrée du « grand amphi » et la raconte souvent dans ses soirées mondaines en ajoutant que « seul celui qui parle bas se fait entendre »).
Les études de philosophie de Jean-Charles Ducouraud ont été parfaites. Mais il a beaucoup souffert d’abord, bien sûr, de la jalousie (qui est revenue après l’apprentissage de l’accent parisien), mais surtout de ce qu’il considérait comme une plaie : la lecture des auteurs modernes (par « modernes », il entendait tout ce qui avait été produit après les « pré-socratiques »). La philosophie ne devait pas, s’exclamait-il souvent, s’encombrer de ceux qui ne disent rien de plus que les Grecs. Quant aux modernes « contemporains » n’en parlons pas : une haine de leurs écrits. Oui. une véritable haine à leur endroit ! Il fallait bien qu’il les lise les Foucault et autres Derrida. Mais dans ses fiches de lecture, il devenait presque grossier à leur égard. Il les insultait, criait à l’imposture, à la duperie. Il faut dire qu’il avait du style dans l’invective et ses professeurs, même s’ils s’étonnaient de tant de hargne, louaient son talent, en se demandant toutefois s’il pourrait écrire un jour un texte « calme ».
Jean-Charles Ducouraud était le seul étudiant de la Sorbonne à assister aux cours en costume-cravate. Ce qui provoquait l’étonnement, parfois la raillerie. Mais il considérait que « l’on devait du respect tant aux professeurs qu’à la discipline (la philosophie) » ; que la « cravate ne permettait ni l’affalement ni l’écoute blasée » ; qu’il exigerait, lorsqu’il pourrait enfin professer, une tenue correcte dans sa salle de cours (sur ce point il a subi un échec, bafoué par Nike et Adidas).
Il est vrai qu’il avait les moyens de s’habiller presque luxueusement, et même de changer de costume tous les jours : Il avait hérité de l’un de ses oncles, vieux célibataire, sans enfants et qui avait gagné une immense fortune en Bourse (en ne jouant que dans les périodes de grandes baisses, en vendant, en escomptant plus grande baisse encore, des titres « à découvert ». Il disait que seuls les pessimistes sont des gagnants, du moins en bourse. Le vieil homme adorait Jean-Charles (comme un fils) et l’invitait souvent dans sa magnifique villa près de Martigues. Il lui parlait, sans répit, des techniques boursières, des « certificats », « warrants », « puts » et autres « calls et seuils de déclenchement » et Jean-Charles faisait semblant d’écouter, fort du respect que l’on doit aux futurs donateurs. L’oncle lui légua donc tous ses biens, y compris la villa. Rares étaient les jeunes hommes, étudiants en philosophie, qui pouvaient se vanter de posséder une telle richesse. Il vendit la villa, en se sentant tout de même coupable (son oncle lui avait demandé, un jour de cafard d’y faire venir la « famille future, pleine d’enfants aux boucles blondes » qu’il ne verrait sans doute jamais, eu égard à son âge avancé, à la gravité de sa maladie et aux résolutions de Jean-Charles (qui disait ne vouloir fonder une famille qu’après son agrégation, l’étude de la philo étant incompatible avec les aventures qui prennent inutilement du temps et, à fortiori, avec les mariages prématurés).
Cette richesse vraiment démesurée aurait pu lui permettre d’être simplement rentier et de passer ses jours au Flore les journaux étalés sur une table et un livre (de philosophie grecque) à la main. Non. Jean-Charles avait la vocation. Il fallait qu’il enseigne.
Souvent, même très jeune, il s’enfermait dans sa chambre et répétait, à haute voix, assis à son bureau ou debout, en tournant autour de la pièce, les leçons qu’il donnerait à un auditoire captivé. Il avait même demandé à ses parents de lui acheter un grand miroir pour pouvoir, comme les danseurs, prendre et rectifier la pose idoine.
A ceux (comme sa cousine) qui lui demandaient d’où venait cette « passion de la classe », il répondait toujours que « seule l’éducation perpétuait la race humaine et qu’il fallait bien que des humains se sacrifient pour reproduire l’espèce ». Il ajoutait parfois (cela dépendait des interlocuteurs) que « la reproduction, par sperme et autres ovaires et ovules n’était rien puiqu’elle était donnée à tout le monde. Qu’il en allait différemment de celle du monde qui était l’œuvre des élites, des savants, des professeurs ; que tous les Internet de la planète, toutes les encyclopédies en ligne ne pourraient jamais remplacer « la chair et l’os de celui qui se plante devant ses étudiants pour leur faire comprendre l’univers ». Il avait le sens de la formule.
Jean-Charles Ducouraud était assez beau. L’on peut croire que les ravages de la jalousie ou encore les grimaces que donnent les idées fixes enlaidissent un visage ou ratatinent un corps. Il n’en est rien. Les souffrances peuvent peut-être s’enfouir sous les peaux et ne pas se révéler. Bien que certains nous disent qu’elles apparaissent un jour ou l’autre et que là commence le drame, lorqu’elles nous rattrapent. Mais là n’est pas le propos puisqu’il s’agit de raconter Jean-Charles Ducouraud qui était donc (il l’est encore) assez beau.
Il pouvait ainsi plaire aux jeunes filles. Mais il n’en profitait pas, pour mille et une raisons qu’il serait long ici de répertorier totalement. Lui-même, quand il subit sa psychanalyse (passage obligé dans ce qui est une carrière pour s’approprier un titre et sur laquelle l’on reviendra) ne sut pas vraiment dire pourquoi il ne profitait pas de son potentiel succès. Disons simplement (sans souci d’exhaustivité et de manière primaire) qu’il ne prenait pas trop de temps pour les loisirs, tout occupé à ses études, qu’il ne savait pas parler aux filles, qu’il en avait peut-être peur, qu’il craignait (c’était aussi une de ses idées fixes) la première expérience amoureuse, qu’il redoutait aussi d’être impuissant, qu’il ne croyait qu’au grand amour sans chair. Peut-être aussi, encore plus simplement qu’il n’aimait pas les filles, allez savoir.
En fait, avant de venir à Paris, il n’avait pas connu l’amour. Il avait failli avoir cette première aventure avec l’une de ses camarades d’école, sa voisine de rue. Christiane. Elle n’était pas très jolie. Elle avait pourtant des yeux magnifiques mais son nez busqué, vraiment busqué gâchait tout ce qui aurait pu la rendre charmante. Il faut dire aussi qu’un acné juvénile, florissant, n’arrangeait rien. Mais elle avait un corps sublime et le savait, ses jupes étant les plus courtes du lycée, ses corsages les plus serrés, ses décolletés les plus saisissants. Son corps grondait donc et elle rêvait de sa première expérience.
Elle avait jeté son dévolu (phrase qu’elle emploie lorqu’elle raconte l’événement incroyable) sur Jean-Charles. Ils étaient dans la même classe et, voisins, ils rentraient ensemble du lycée, sans traîner comme les autres au café, à fumer ou à jouer au baby-foot. Leurs conversations pendant leur trajet du retour était, évidemment consacrée aux devoirs du jour ou aux difficultés mathématiques (tous deux ne les aimaient pas, mais ils mettaient un point d’honneur à les maîtriser brillamment).
De temps à autre ils s’invitaient dans leur chambre, pour comprendre ensemble un exercice de maths ou de physique, pour commenter un texte poétique, pour se perdre dans les cartes géographiques du monde et étaient fiers de cette entente studieuse. Leurs parents les entendaient jubiler lorqu’ils trouvaient rapidement une solution. Derrière les portes (toujours fermées) de leurs chambres, deux adolescents étaient sérieux et heureux de l’être. Mais elle avait jeté son dévolu sur lui.
Le jour du drame (elle s’en souvient encore) arriva un vendredi de septembre, vers la fin du mois. A la sortie de l’école, elle l’invita, non pour travailler avait-elle dit mais « pour se détendre un peu ». Il fut surpris par cette nouveauté, la détente étant inséparable de l’étude qui n’était jamais laborieuse. Il accepta, bien sûr. Pourquoi ne pas écouter le dernier disque de ce jeune violoniste, interprète fabuleux de Chostakovitch et dont elle était devenue (c’est son mot) une « fan » ? Il était ravi. Il faut dire que les deux adolescents étaient les seuls, dans leur classe à écouter de la musique dite classique. (Cet amour de la grande musique chez les jeunes est un grand mystère. Un auteur a même écrit que des jeunes qui aiment, trop tôt, cette musique finissent homosexuels et, en tous cas, malheureux ; que le taux de suicide « était proportionnel à son écoute ». Sûr qu’il exagère et qu’il n’a aucune éducation musicale et se contente du « rythm and blues » qui n’est qu’une musique de danse. Beaucoup d’homosexuels n’aiment pas la grande musique et les gens sont malheureux sans jamais l’avoir entendue).
Mais revenons au jour du drame. Elle prit les clefs dans son sac et ouvrit la porte de la maison, ce qui ne manqua pas d’étonner Jean-Charles, les parents, la mère du moins, étant toujours là à les accueillir, l’orangeade prête. Christiane lui répondit rapidement que les parents étaient en week-end, à Cassis et qu’ils étaient partis tôt ce vendredi, pour éviter les embouteillages du soir. Elle lui demanda de s’asseoir sur le canapé du salon. Elle montait dans sa chambre. Elle en avait pour une minute. Elle prit donc le grand escalier, en courant et en répétant qu’elle ne serait pas longue. Jean-Charles la regardait monter et se dit que, décidément ses jupes étaient trop courtes. Elle ne fût pas longue à se déshabiller car c’est radicalement nue, oui complètement nue, que Jean-Charles la vit descendre doucement, langoureusement, l’escalier. Elle prenait des poses d’artiste de music-hall et levait, triomphante, les bras en se trémoussant. Elle s’approcha de lui. Il était pétrifié, statufié. Elle lui prit ses mains qu’elle posa sur ses seins et lui dit, sur un ton d’une volupté impensable : « prends-moi, Jean ! ». C’est à cet instant même que l’inimaginable survint. Jean-Charles se leva d’un bond et se mit à pleurer, d’abord doucement puis de plus en plus fort, jusqu’à crier, hurler en pleurant. Elle ne comprenait pas et vint vers lui. Ce qui déclencha ce qui sera l’inoubliable de cette histoire : Jean-Charles démolit tout ce qui se trouvait dans le salon, jetant les vases, brisant vitres et miroirs, en ramassant des morceaux pour lacérer toutes sortes de tissus, ceux du canapé, ceux muraux, s’emparant de tous les objets pour encore démolir. L’on imagine l’état du salon après ces minutes de furie.
Et il sortit, sans dire un mot, laissant Christiane, en pleurs aussi, nue et hébétée.
Lorqu’elle raconte ce jour de son adolescence (en omettant la nudité et l’escalier), Christiane (qui est devenue une mère de deux enfants sur le point de divorcer) n’en rit sûrement pas. Elle affirme qu’il s’agit du jour le plus noir de sa vie. Pour différentes raisons. Il a fallu d’abord mentir aux parents (elle avait trouvé la maison telle quelle, en rentrant de l’école, atterrée par cet acte de vandalisme gratuit et non signé puisque rien n’avait été dérobé. Bizarrement, aucune effraction de la porte n ‘avait été constatée, les parents ayant du oublier de fermer. C’était donc leur faute !).
Il a encore fallu côtoyer « Jean » qui ne lui adressait plus la parole, expliquer encore aux parents, aux amis qu’ils étaient fâchés, pour une « histoire de mathématiques » (personne n’osait demander ce que ce terme voulait dire). En outre, pendant de longs mois après la démolition, elle n’avait pu dormir, réveillée toutes les nuits par des cauchemars de corps nus et de vases au plafond. Mais c’est sa vie amoureuse qui surtout peut faire croire que ce jour est bien maudit : elle n’en a pas eu, jusqu’à son mariage. Après ce jour funeste, elle eut très peur des garçons, n’osant les approcher, leur parler. Et elle pleurait de cette impossibilité. Elle resta donc vierge jusqu’à son mariage et accablée toute sa vie (qui est loin d’être finie), et son mari eut beaucoup de mal (mais elle ne le dira jamais) à l’approcher, à la toucher, peut-être pendant plusieurs mois. Elle pleurait sans cesse. Elle en veut toujours à Jean-Charles.
La vie sexuelle de Jean-Charles, on s’en doute, n’a pas été, elle aussi, d’un grand tumulte. Jusqu’au jour où, à Paris, alors qu’il venait d’avoir vingt et un ans, il rencontra Liliane.
Liliane était danseuse aux folies bergère. Un vrai personnage de roman qu’il est donc inutile de décrire sinon en rappelant qu’elle était brune, très brune, qu’elle venait d’une lointaine province, qu’elle était jolie bien qu’un tantinet vulgaire, qu’elle était plus âgée que lui, qu’elle portait toujours des petites bottines en simili-daim noir et qu’elle souriait toujours.
Ils se rencontrèrent au parc des Batignolles. Il lisait devant la mare aux canards et elle s’était assise à côté de lui. Vint ce qui devait arriver, non sans mal d’ailleurs. Elle l’a littéralement traîné dans son petit deux pièces, l’a elle-même déshabillé, lui a servi un large pastis presque sans eau (il était terrifié bien sûr), et s’est attelée à ce qui était une véritable tâche, en fait une mission.
Pendant les longues années d’études qui n’en finissaient pas, ils se sont vus, presque tous les jours, même s’il ne la montrait pas (ce qui avait été, sans mots, convenu). L’on peut dire qu’avant son mariage avec Marianne, il n’a pas eu d’autre aventure. Mais c’est plein de nouvelles expériences (celle de Liliane était, l’on s’en doute aussi, illimitée pour ce qui concerne les choses du corps) qu’il aborda la vie, après la rencontre avec la danseuse. L’on peut donc dire aussi qu’elle l’avait « libéré » même si ce mot peut sembler d’une banalité affligeante. C’est incroyable comme la relation sexuelle aboutie permet de mieux lire la philosophie et de mieux parler aux gens.
Ses études, on l’a déjà dit, furent brillantes. Ses professeurs voyaient en lui leur digne successeur et souvent ils lui demandaient de prendre leur place, dans le grand fauteuil du grand amphi, pour un exposé, presqu’un cours. Grâce à Liliane (qui le rendait sûr de lui et dominateur) et à ses répétitions d’adolescent (son miroir), il s’en sortait très bien, même si quelquefois les rires fusaient lorsqu’il devenait un peu trop grandiloquent. Manifestement il allait devenir un grand professeur. Mais il lui fallait un sujet d’agrégation « en or ». Et il a longtemps cherché son sujet, sans en parler (paranoïa du sujet oblige), sauf peut-être à Liliane, le soir dans le petit deux-pièces de la danseuse. Bien sûr, elle ne comprenait rien à ce galimatias, les mots savants qui se succédaient lui semblant d’une confusion « terroriste ». Oui, « terroriste », c’est bien le mot qu’elle employa et que l’on a du mal à imaginer dans la bouche d’une danseuse de casino.
Un soir de janvier, il rencontra Marianne et Michel. Il trouva son sujet et se sépara de Liliane.

histoires de vies

Jean Clairefont est donc un avocat très célèbre dans sa spécialité (les produits défectueux, les malfaçons diverses et les prestations ratées). Il est devenu avocat par hasard et ne se prend pas au sérieux. Ce qui fait le talent que tout le monde lui reconnaît. Y compris ses confrères. Il se dit « fournisseur de mots et de papier ». Il a trouvé cette expression le jour où l’un de ses grands clients s’est plaint de la difficulté, pour son service juridique de lui envoyer des « mails ». Ils étaient « bloqués ». Son système informatique devait être revu avait dit ce client en ajoutant, grognon, que c’était le seul de ses « fournisseurs » qui lui posait des problèmes « au niveau » des mails et que c’était intolérable.

Ce mot (« fournisseur ») l’avait choqué et il avait failli répondre qu’il n’était pas charcutier ou vendeur de salaisons. Mais Jean Clairefont (la chose est très récente) a appris à se contrôler et connaît les désastres que ses emportements provoquent. Il s’abstient donc de toute réponse désobligeante et préfère rire avec ses amis des expressions qu’emploient les décideurs américanisés.

Il a sur son bureau un petit cahier où il a noté ces expressions à la mode et s’amuse, au fil des conversations à compter le nombre de fois où elles reviennent.

Le jour où il a prêté serment, il ne savait pas où se trouvait le Palais de justice et a fait rire tous ses futurs confrères, dans le vestiaire. Il ne savait pas comment mettre sa robe et ajuster le rabat en polyester blanc. Il a fallu qu’une jeune femme, fille d’Avocat et qui se trouvait très à l’aise dans les lieux, l’aide. Il l’a d’ailleurs, après la cérémonie, invité à boire un verre et ils ont fini l’après-midi dans un hôtel de charme de l’Ile Saint-Louis.

Il faut dire que Jean a énormément de succès avec les femmes. Il ne sait pas pourquoi. Il est petit, sans mèche rebelle. Peut-être son grand front ou encore ses beaux yeux bleus. Ou sûrement sa façon de regarder les femmes. Jean adore l’amour.

On a déjà dit qu’il était devenu avocat par hasard. Il n’est pas inutile de s’arrêter ici. Jean, après une Licence en droit, a obtenu, très facilement, un diplôme de sociologie et n’a eu aucun mal à intégrer une équipe de recherche dans un « laboratoire » (les sociologues aiment bien employer ce terme pour donner un caractère prétendument scientifique à leur discipline). Il a donc travaillé pendant près de deux ans à la production d’un ouvrage consacré aux « trajectoires sociales ». Jusqu’au jour où le budget de recherche a été épuisé. Il discutait avec ses collègues, allègrement, sans souci, de leur avenir quand un « chercheur » entra dans la salle, deux enveloppes kraft sous la main. Des dossiers d’inscription à l’examen d’entrée à la profession d’avocat. Jean s’empara d’une enveloppe et s’inscrivit. Il n’avait jamais vu un avocat et n’avait, jusqu’à cet instant, jamais pensé à embrasser cette profession. Il eut toutes les mentions les plus honorables et très rapidement se constitua une clientèle. Le hasard, encore, voulut qu’il se spécialisa dans « les vices cachés ». Il se souvient toujours de sa première affaire. Il avait demandé à un imprimeur du quartier de lui faire ses premières cartes de visite (« Avocat à la Cour de Paris »). L’imprimeur qui, manifestement, ne connaissait pas d’avocat, l’appela le lendemain. Il avait un immense problème : l’encre noire qu’il avait commandée chez un grossiste belge virait au rose, instantanément. Et le revendeur se moquait de lui. Il lui conseillait de se spécialiser dans les faire-part de baptêmes de petites filles. Jean s’occupa de l’affaire promptement, allant même (ce qu’il ne fit plus par la suite) jusqu’à menacer physiquement le fournisseur qui préféra remplacer la marchandise plutôt que de subir les appels incessants d’un jeune avocat violent et criard.

A cette époque, au début de sa carrière, Jean était déjà dans la bande ramasseuse de vies secrètes. Il faut aussi raconter comment il y était entré.

Un jour, alors qu’il se trouvait à la Faculté, devant les panneaux de résultats des examens de fin d’année, une femme l’aborda et lui demanda s’il avait obtenu son diplôme, s’il avait trouvé son nom parmi les reçus. Cette femme était d’une laideur remarquable, très maigre, des cheveux sans couleur plaqués sur un crâne en pointe. Des yeux gris, sans front, et un nez vraiment crochu. Une vraie tête de sorcière, comme on en voit, avec leur balai, dans les illustrations de livres pour enfants.

La femme, curieusement, lui prit le bras et l’invita à boire un café. Jean ne pût refuser. Ils s’assirent et elle lui dit :

Vous vous appelez Jean Clairefont. Vous habitez 18, rue de Tournon et vous venez de réussir vos examens. Vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Gisèle Crouard. Mes amis et moi avons trouvé votre nom dans l’annuaire, parmi d’autres. A la suite d’un tirage au sort, nous vous avons choisi. Votre gardienne est charmante. Elle vous décrit admirablement. J’ai attendu ce matin votre sortie et je vous ai suivi jusqu’à la Faculté. J’aurais du être détective. C’est la première fois que je suis un homme.

Jean eut très peur. La femme poursuivit :

Voilà ce qui m’amène : nous sommes à la recherche d’une nouvelle recrue. Nous écrivons l’histoire de vies anonymes et nous avons eu l’idée d’élargir notre cercle, en choisissant, au hasard, un nouvel ami. Nous ne croyons qu’aux hasards. Je vous ai observé longuement, tout à l’heure. Je suis sûre que vous ferez l’affaire et que vous ramasserez plein d’histoires.

Jean se dit qu’il avait affaire à une folle et fit mine de se lever. Elle le retint et dit :

Je vous propose de venir ce soir à l’adresse indiquée sur cette carte. Nous ferons plus ample connaissance.

Elle se leva et partit.

Jean passa le reste de l’après-midi à oublier cette rencontre. Mais il fût au rendez-vous le soir, dans un grand appartement du septième arrondissement. Une dizaine de personnes l’attendaient, en buvant de la sangria. C’est là qu’il rencontra Anne pour la première fois. Ils étaient tous debout, dans l’entrée et le fixaient. Certains souriaient. Anne vint vers lui et lui tendit la main en lui souhaitant la bienvenue. Jean ne disait pas un mot. Un homme, à barbe touffue, le fit s’asseoir et, d’un trait, lui exposa, dans le détail, la « pêche à la ligne des vies » (c’était le mot employé) et proposa à Jean de se joindre à eux.

Après quelques verres de sangria, Jean se sentit nettement plus à l’aise et accepta. Il reviendrait donc dans quinze jours, au même endroit, même heure, avec, au moins, une vie à raconter, un secret qu’il aurait « pêché ».

Anne lui demanda s’il voulait bien prendre un verre chez elle. Elle détestait rentrer seule, tard dans la nuit avait-elle dit et la nuit n’était pas finie (c’est ce qu’elle lui dit).

Il se retrouva très vite dans les draps, de couleur parme, qui recouvraient l’immense lit d’Anne qui lui demanda de prendre une photo d’elle dans les plis de l’étoffe soyeuse. Ils ont fait l’amour sans rien dire et il partit à l’aube. Anne dormait.

Jean devint vite le plus productif de la bande. Il n’y avait pas un jour où il n’accostait pas, dans la rue, toutes sortes de personnes pour leur faire « cracher » leur secret. Tous ses amis y sont passés, sa famille jusqu’au dernier petit-cousin aussi. Il fût bientôt nommé « dépositaire » des histoires et, quasiment, le chef de la petite bande.

Il faut dire aussi que son premier secret volé avait stupéfait ses nouveaux camarades, tant il était grandiose. Il faut raconter.

Jean se trouvait dans un café, Boulevard Saint-Germain et lisait son journal. Un homme s’assit sur la banquette, près de lui, commanda une Suze, et sortit de son cartable un paquet de feuilles blanches qu’il posa doucement sur la table. Il sortit de sa poche un gros stylo à plume et commença à écrire. Jean ne pût s’empêcher de jeter un coup d’œil furtif sur la feuille. L’homme avait écrit, en lettres capitales qu’il vivait sa « dernière demi-heure ».

Jean sentit son pouls battre très, très fort. Il se rapprocha de l’homme tout en faisant mine de chercher quelque chose dans la poche de son veston. Il ne parvint pas à lire la suite et maudit ses faibles yeux.

L’homme se retourna vers lui, lui sourit et lui tendit la feuille. Jean baissa les yeux, honteux, mais lût quand même. Il se souvient parfaitement du texte : Je vis ma dernière demi-heure. Je n’ai pas peur. Au contraire, mon destin est là, m’embrasse, m’enlace. Plus que vingt-huit minutes. Je le sais.

Jean ne dit rien et rendit la feuille. L’homme rangea son stylo et sirota sa Suze. Il n’était pas vieux. La quarantaine. Très élégant. Manteau poil de chameau et écharpe presque blanche. L’on aurait dit un anglais (gros sourcils et cheveux bouclés, un peu crépus, presque roux).

Jean prit la parole :

  • Monsieur, croyez que je ne voulais pas lire. Mes yeux sont trop fureteurs et vraiment impolis. Mais pourquoi votre dernière demi-heure ? Je n’ose pas croire au pire et à des pensées malsaines. La vie est un bijou.

L’homme éclata de rire et parla très longuement, comme à un ami. Voici son histoire :

Il était né exactement quarante ans plus tôt. Grande famille de l’Est, propriétaire de grandes entreprises de métallurgie. Beaucoup d’argent. Il n’avait, en fait, jamais travaillé, sinon pendant quelques stages inutiles dans les entreprises familiales que son grand-oncle avait exigés. A l’âge de dix ans, il décida une chose extravagante : à l’heure exacte où il atteindrait ses quarante ans, il disparaîtrait, changerait de nom, ne donnerait plus aucune nouvelle et vivrait d’expédients, loin de son passé. Toute sa jeunesse, toute son adolescence, pendant sa vie d’homme mûr, il n’avait pensé qu’à ça, qu’à sa disparition. Il n’en avait, bien sûr, parlé à personne. Ca y était. Il avait quarante ans dans un quart d’heure.

L’homme avait parlé rapidement, sans chercher ses mots, comme s’il récitait une leçon bien apprise. Il regarda Jean et lui dit encore :

  • Monsieur, vous ne m’avez rien demandé et je vous ai tout dit. Je ne comprends pas moi-même. Vous êtes diabolique. Et en vous racontant, je viole un peu ma disparition puisqu’un inconnu la connaît. Ce n’est plus une vraie disparition. Vous me gâchez le grand moment mais je ne vous en veux pas. Disons que vous faites partie de ma nouvelle vie.

Il regarda sa montre, leva les yeux, sourit à Jean, et partit.

L’on imagine l’excitation de Jean. Il attendait avec impatience la réunion prochaine. Il était sûr de son succès. Il écrivit l’histoire et tricha d’ailleurs un petit peu, racontant des scènes d’enfance, inventant des drames d’adolescent perturbé. Il enjoliva.

Il eut effectivement du succès mais pas celui escompté. Certains, en écoutant, baissaient les yeux ou se caressaient le menton, l’air un peu dubitatif. Ils avaient l’habitude des histoires et décelaient le faux, l’ajout et la mise en scène.

C’est Anne qui prit la parole la première pour lui dire qu’il fallait raconter exactement, sans ornements et inventions romanesques ; que les fioritures étaient inutiles, mais que personne ne lui en voulait : il ne connaissait pas encore les règles de leur jeu et tous, pour leur première histoire étaient passés par ces déviations littéraires.

Jean baissa les yeux et avoua toutes les faussetés. C’est d’ailleurs depuis ce jour qu’il lit les romans un stylo à la main, raturant rageusement ce qui lui semble factice.

Jean Clairefont va, en effet toujours au bout de ce qu’il fait ou de ce qu’il pense. C’est l’un de ses traits de caractère le plus frappant.

On peut donner l’exemple de son marxisme d’adolescent. Il était en Première et avait découvert, il ne se rappelle plus dans quelles circonstances, la pensée du maître philosophe. Jean devint obsédé par le matérialisme historique et les classes ouvrières. Il ne parlait plus que de dialectique et de luttes de classes et embêtait constamment ses camarades avec ces sujets un peu trop sérieux à l’âge des premières amours et des premiers chagrins.

Un soir, alors qu’il prenait le métro et attendait, sur le quai, une rame, il regarda intensément les voyageurs et se surprit à penser que le monde qu’il voyait n’était pas réel, qu’il ne s’agissait que d’une illusion, que d’une brume opaque que la théorie devait dissiper. Il se sentit très seul et eut un mal de tête dont il se souvient encore. Il ne dormit plus et crut devenir fou. Ses parents mirent cette fatigue et cet enfermement sur le compte d’une crise d’adolescence. Jean guérit grâce à une femme, une amie de sa mère avec laquelle il connût sa première expérience amoureuse. Les corps guérissent par leur propre gloire.

Jean adore les femmes, vraiment et s’efforce, même s’il n’y arrive pas, à en faire des amies. Il a, dans ce domaine encore une obsession : les satisfaire. Son orgueil est sans limite. Il le sait mais crie partout qu’il ne s’agit que de maintenir l’honneur. Jean Clairefont est un peu, comment dire, « vieux jeu », un peu hidalgo. Cela se sent dans son langage, un peu précieux et toujours élaboré. Comme s’il était rassuré par la bonne règle grammaticale et la maîtrise des synonymes.

Jean s’est marié assez tard. Il a eu avant son mariage de multiples conquêtes et a couru toutes les soirées mondaines, sans jamais se prendre au sérieux, on l’a déjà dit.

Il est un grand lecteur de philosophie et de sciences humaines et regrette toujours de ne pas avoir écrit une théorie de l’existence. Il connaît absolument tous les grands auteurs et peut soutenir toutes les conversations où il est question de sujet, de sociologie, de règles sociales. Son épouse lui a dit un jour qu’il avait besoin de la théorie sociologique pour ne pas sombrer dans « le désespoir de l’ultime solitude de l’être », lui qui allait toujours au bout de ce qu’il faisait et de ce qu’il pensait. Elle a peut-être raison. Il lui a répondu que seule la théorie ou l’abstraction - comme on voudra – nous faisaient hommes, loin de la nature. Jean adore théoriser mais il n’est pas pédant et se contente, le soir après son travail, de lire un ouvrage difficile, sans jamais en parler.

Il aime profondément son épouse qu’il a rencontrée dans une de ces soirées mondaines où il avait l’habitude de traîner. Elle s’occupait à l’époque de la publication d’un livre d’art. Elle s’appelle Anne-Laure.

Cher ami,

Cher ami,

J’ai vraiment envie de vous écrire. Vous êtes donc revenu. A vrai dire, je ne m’inquiétais pas trop. Je l’ai dit à Etienne. Il a du vous raconter. Il est comme vous le décrivez dans vos lettres et vous avez de la chance d’avoir cet ami. Il sait exactement qui il est et prend un plaisir fou à se reproduire. Comme vous le dites si bien, les hommes sont moins fatigués quand ils se contentent d’être eux-mêmes, sans s’éloigner de leur répétition. Je me souviens de votre belle phrase, dans l’une de vos lettres. Comment aviez-vous dit ? : «se placer en faction devant soi »
Ici, le ciel s’obstine dans sa couleur et les oliviers sont toujours aussi vieux. Il faut venir. Ne serait-ce qu’une journée. Il y a trop longtemps que nous ne nous sommes vus. J’ai cru vraiment, en lisant vos lettres, que vous alliez descendre chez moi. Mais vous préférez la pluie normande. Je vous taquine.
Où en êtes-vous ? Vous devez oublier cette histoire de pieuvre et de menaces de mort. Vous avez raison. Un mauvais canular ou une vengeance secondaire. Ou peut-être autre chose. Vous saurez très bientôt.
Etienne s’est vraiment fait de la bile. « Une importance » C’est un mot qu’il adore. Dans sa vie qu’il dit bien réglée, il a besoin de ces « importances », de ces « impressions », comme des bruits de fond sur sa musique. Je l’aime beaucoup. Vous connaissez bien, vous, la manière qu’il a de baisser les yeux et de se lisser le menton. Il est adorable. Sa nervosité s’intensifie au fur et à mesure qu’il se sent bien. C’est comme s’il n’en revenait pas. C’est bizarre. Faux hâbleur que notre Etienne. Fragile, comme nous tous, et capable de le savoir.
Ducouraud. Figurez-vous que mon frère m’en a parlé. Un réalisateur l’a interviewé. Une histoire de corrida, de mort et de malheur. Décidément, les hasards se moquent de nous. Etienne déteste la corrida. Comme tous ceux qui ont peur des instants. On ne peut s’accrocher à ces moments suspendus et l’air n’est pas très solide.
Vous souvenez-vous de notre virée à Séville, toute la bande ? Vous étiez de ceux qui ne dormaient pas. Les taureaux, disiez-vous, tournaient et tournaient encore dans vos nuits. Vous aviez écrit un très beau texte que nous avons lu tous ensemble au restaurant de l’hôtel. Vous décriviez la solitude du spectateur, dans le cirque, l’homme seul devant les représentations. Le drame aboie sur ses victimes désespérées et toute notre vie revient à se protéger. Avez-vous gardé ce texte ? J’espère que oui, même si j’en doute un peu. Vous n’êtes jamais sûr de vous quand il s’agit de l’essentiel. Vous croyez toujours qu’il a déjà été dit, ailleurs.
Etienne m’a parlé - ce que vous ne faites jamais - de votre épouse. Anne-Laure. Il m’a dit qu’elle était « une femme de silence ». Je ne sais pas ce qu’il veut dire par là. Il doit lui reprocher de ne pas trop parler. J’espère, un jour, la rencontrer. En fait, je rêve souvent d’une seule journée, entourée de mes amis, de leurs femmes, de leurs enfants, tous autour de moi. Ne croyez surtout pas à une nostalgie de femme seule. J’ai choisi cette solitude et elle ne me pèse pas. J’ai trop affaire avec moi. Orgueil étouffant ?
Puisque j’en suis à la maudite solitude, il faut que je vous dise qu’hier, j’ai rencontré un homme. Je vous raconte. Vous savez que j’adore les chapeaux. Et vient de s’ouvrir, à Arles une boutique très parisienne, remplie de ces accessoires et autres colifichets pour femmes à la mode, un peu comme moi, sur le retour.. Plein de chapeaux. Pour hommes aussi. L’homme était là. Il en essayait un. Comme celui d’Indiana Jones. Il n’arrivait pas à se décider et, brusquement m’a interpellé pour me demander s’il lui allait bien. J’ai été un peu surprise mais je lui ai répondu que oui, il lui allait très bien. Il a payé et est sorti. Il m’attendait dehors et m’a proposé une promenade dans la ville, pour essayer son chapeau, m’a-t-il dit. J’ai accepté. Vous allez croire que je passe mon temps à me laisser accoster par des hommes en quête d’aventure facile. Vous savez bien qu’il n’en est rien. Nous nous sommes donc promenés dans la ville. Il a été muet, longtemps et je me suis demandé ce que je faisais dans les rues d’Arles avec un inconnu silencieux. J’ai failli partir. Devant le musée Van Gogh, il m’a demandé si j’aimais le peintre. Et, avant que je ne réponde, il s’est mis à vociférer contre « les artistes » en les traitant de « fous dangereux », de « débraillés de la vie », de « faiseurs de morbide » et de « calamités du monde ». Pas moins. Je l’ai regardé. Il s’est vite excusé et m’a raconté, debout devant le musée, que sa femme l’avait quitté pour un sculpteur et qu’il savait bien que ce qu’il racontait, dans ses moments de souvenirs furieux était injuste, infâme. Mais sa femme l’avait quitté pour un sculpteur. Il s’est encore excusé et est parti, en enfonçant son chapeau.
J’avoue que je pense beaucoup à cet homme depuis. Je ne sais pourquoi. Peut-être parce que je déteste la tristesse. J’aurais du entrer dans les ordres. Je plaisante bien sûr. Je sais qui il est. Je suis retourné à la boutique. Ils le connaissaient bien. Figurez-vous qu’il est lui-même peintre sur bois et qu’il a mis le feu à sa maison, le jour où sa femme l’a quitté. Depuis, il erre dans la ville, silencieux bien sûr, et détestant les artistes. Voilà. Les vies sont ainsi faites que l’on en arrive, pour un rien, une femme, un homme parti, à se déchirer, à s’incendier. Nous ne sommes pas grand chose devant le chagrin. Avez-vous lu ce roman primé qui n’est qu’une simple lettre de haine à celui qui a volé la femme de l’auteur ? C’est fou comme les hommes manient bien le malheur. Ducouraud voit juste. J’ai, par curiosité parcouru l’un de ses bouquins. Il n’y a pas un seul mot de lumière. Il travaille dans le noir. Mais il doit avoir raison. Le soleil n’est plus naturel et la souffrance est partout. Sauf peut-être chez vous. Vous avez un don, Jean. Celui de ne jamais sombrer dans la mélasse des sentiments. Vous vous en tirez toujours par des pirouettes de mauvais caractère. Et les hommes comme vous, ceux qui se lassent du malheur permanent et vont voir du côté de la vie, sont rares. Rares sont ceux qui ne s’engluent pas dans une pensée misérable et qui trouvent les ressources disponibles, celles qui viennent de loin et s’impriment dans les caractères. Etienne est comme ça, aussi. C’est sûrement la corde de votre amitié, même si vous êtes à mille lieux l’un de l’autre. Comme des bateaux de même bois sur deux mers opposées.
Je reviens à votre histoire. Décidément, Etienne doit avoir raison. Elle nous poursuit tous. Un détonateur de je ne sais quoi. Vous m’avez dit dans vos belles lettres qu’il y avait peut-être un lien avec nos canailleries passées. Je suis sûre qu’il n’en est rien. Comme vous, certainement, j’y pense souvent.
Comment disiez-vous ? Ah oui ! : « les vies se croient uniques. C’est leur seule chance ». Vous aviez raison. Une vie d’homme n’est rien. Aussi futile que celle d’une mouche. Seule compte l’Histoire. L’historiette de pacotille qu’on nous donne à voir dans les froides chaumières n’est là que pour meubler le temps de ceux qui ne font qu’attendre. Vous allez croire que je sombre dans la mélancolie et le dépit. Vous auriez tort. Vous savez très bien que je ne suis jamais de mauvaise humeur (pas comme vous…). Seulement, voilà, il y a des jours où l’on est plus lucide que d’autres. Cela s’appelle d’après le dernier penseur à la mode, et dont je ne me souviens plus le nom, « l’intellection réveillée ». Mais, non, ces vies que nous étions fiers de dévoiler n’étaient pas si intéressantes que ça. Nous étions simplement certains qu’elle l’étaient, juste pour nous rassurer, nous aussi. Et il n’existe aucun secret, sinon celui, infaillible, du commencement de tout. Il est vrai que nous étions infâmes dans ces petits vols, flétrissant des corps, écrasant de nos rires les profondes angoisses. Mais rien de grave, rien de rédhibitoire, rien d’important pour la marche de l’homme. Simplement une ignominie, parmi d’autres, plus graves.
Au fait, pour y revenir encore. Pourquoi ne tentez-vous pas de rechercher cette Marianne qui reçoit des lettres signées de vous ? Vous rendez-vous compte de la prodigieuse rencontre ? Une femme devant ce qui n’est qu’un nom, une signature, des mots qui ne sont pas de lui mais qui sont comme des couleurs sans le pinceau qui les fixe. Celui qui a écrit ces lettres doit nécessairement avoir un lien avec vous. Et même s’il ne vous connaissait pas, ce dont je doute, il vous a quand même choisi. Imaginez le dialogue avec cette Marianne ! Elle vous demanderait d’où vient cette extravagance. Vous jureriez que vous n’avez jamais écrit ces lettres. Elle se méfierait d’abord, puis vous croirait. Et vous feriez tout, absolument tout, pour qu’elle vous aime, qu’elle aime vos mots, comme ceux de l’usurpateur. En fait, vous seriez un nom qui se cherche, un nom qui voudrait se remplir, se parfaire, s’épanouir. Ca serait merveilleux. Et, qui sait ? Peut-être apprendriez vous à lui écrire, à faire disparaître l’imposteur et vous retrouver, vous deux, Marianne et vous, sans l’autre.
Je divague, je divague. Ca fait un bien fou.
Plus sérieusement, je crois vraiment que vous devriez engager un détective et la retrouver, cette Marianne. La chose est trop singulière pour la laisser s’échapper dans les brumes de l’oubli. Le quotidien ne doit pas être toujours vainqueur.. Le magnifique doit se battre un peu, plutôt que de se laisser prendre dans les trames des heures qui passent.
Ces lettres et ces animaux gluants sont donc comme des « déclencheurs », vilain mot, des soubresauts de l’irréel qui s’amusent avec des corps enlisés dans leur temps. Vive les lettres ! Vive les pieuvres ! J’exige que vous les aimiez !
Très, très tendrement.
Anne.

réparations, encore

«La réparation du monde». Tikkun olam. C’est ce qu’a lu Marianne dans la Kabbale. Les dislocations doivent être réparées, les trous comblés, les malheurs effacés, les vies rapprochées. C’est à la lettre qu’elle a pris cette locution.
Marianne se souvient du jour où elle en a parlé à Michel qui avait beaucoup ri et avait répondu que le monde «réparé» serait trop harmonieux, trop lisse. Il avait même ajouté que la terre tournait sur elle-même pour créer les remous. Il fallait éviter l’immobilité, «source de néant plat». Mais Marianne ne supporte pas l’errance des êtres, les déchirements et les césures. Marianne veut réparer le monde.
Un jour, elle a rencontré Florence.
C’était un jour d’été, plein de soleil, il n’y a pas longtemps. Elles étaient dans la rue, à une station de taxi. C’est Marianne qui a proposé à Florence de prendre le même taxi. Ils étaient rares à cette heure de la journée. Florence, qui précédait Marianne dans la queue, a accepté.
Dans la voiture, elles restèrent silencieuses mais échangèrent leurs cartes de visite.
Elles se sont revues dès le lendemain, allez savoir pourquoi. C’est Marianne, encore, qui a téléphoné pour lui proposer de boire un verre. Elles sont devenues inséparables. Mais elles ont décidé de ne pas en parler à leurs époux. Elles voulaient être seules, se rencontrer sans «faire entrer leur nouvelle amitié dans les relations sociales». Leurs maris ne savent donc pas qu’elles se connaissent et elles se voient presque en cachette. Une sorte d’adultère social et une vraie amitié.
Si elles sont devenues amies, c’est un peu grâce à la musique ou plutôt grâce à Murray Perahia, le pianiste qui est leur idole commune. Elles rêvent d’un concert de l’artiste mais il semble qu’il se produise très peu. En tous cas, elles connaissent parfaitement sa discographie et vont souvent à la Fnac pour vérifier dans les bacs si un nouveau disque n’est pas sorti. Le vendeur les connaît très bien et les a surnommé, gentiment, «les fans farfouilleuses».
Mais il ne faut pas croire que leur rencontre s’arrête au piano. Non, elles ont encore en commun de vouloir «coller les vies», comme des marieuses. La réparation du monde.
Florence a raconté un jour à Marianne une belle histoire. Une histoire de mille hommes et femmes séparées par la vie et qui devaient se rencontrer, pour leur salut. Un géant, haut dans le monde, les a pris dans sa main et les a posés sur une plage, a construit un bateau et les a fait partir, tous ensemble, sur la mer. Mille personnes qui découvrent la vie de l’autre, qui s’embrassent, se parlent, s’enlacent. Leur vie devait s’arrêter le jour où tous, absolument tous, connaîtraient l’histoire de l’autre. Marianne avait terminé en plaisantant sur l’horrible Sartre, violeur d’étudiantes ébahies, en disant que « le paradis, c’est les autres ».
Depuis ce jour, elles cherchent comment «recoller les êtres». Elles rangent les hommes en deux camps : ceux qui méritent de se rencontrer et ceux qui sont punis par la solitude. On voit qu’elles n’y vont pas par quatre chemins. Tout est noir ou blanc. La «dichotomie originelle». C’est un mot de Marianne. Et elles rêvent de vouer leur vie à faire se rencontrer ceux qui le méritent. Oui, des vraies coulissières.
Leur première «réparation» mérite d’être racontée. Un jour, alors quelles étaient au cinéma (un vieux film policier en noir et blanc dans une salle d’art et d’essai) elle entendirent derrière elles un homme qui pleurait. De vrais sanglots. Elles se levèrent ensemble, prirent place près de lui et chacune lui prirent une main, sans parler. A la sortie, elles proposèrent à l’homme meurtri de tout leur raconter. Ce qu’il fit, trop heureux de parler à deux jolies femmes, peut-être un peu folles. Il devait bien avoir dans les soixante ans. Il portait un ensemble en jean et parlait comme un enfant, sans terminer ses phrases. Il venait de perdre sa vieille mère et ne s’en remettait pas. Il ne savait plus quoi faire de ses soirées qu’il passait, avant le décès, à s’occuper d’elle, la cajolant, lui servant de magnifiques repas au lit, lui racontant même des histoires, comme à un enfant. Il n’avait jamais été marié et à entendre Marianne n’avait jamais eu une seule aventure. Le monde s’arrêtait à sa mère.
Les deux femmes se jurèrent de «réparer». Elles ont passé des après-midi entières dans les maisons de retraite et ont, après des centaines «d’auditions», trouvé la remplaçante. L’homme a accepté le «remplacement», la réparation, «la remise en état des sens» comme dit Marianne et il s’occupe désormais de la vieille femme qui a quitté son asile et se fait maintenant servir des magnifiques repas au lit.
L’on pourrait croire que Marianne et Florence sont de vrais anges qui font le bien sur terre, comme des sœurs religieuses. Il n’en est rien. Les «collages» les fascinent, simplement. Un jour, Florence a dit que «l’espace était malsain, que d’ailleurs l’univers se contractait, qu’il revenait à son état originel ; qu’il fallait donc opérer la contraction des vies ; quelles ne faisaient qu’aller dans le sens du devenir du monde et des hommes». La réparation du monde par le gommage de l’espace.
Mais pourquoi donc ce silence sur leur rencontre, leurs époux à l’écart, ces actions « en cachette » ? On ne sait pas. Il peut y avoir mille explications et la psychanalyse aurait certainement une réponse. Est-ce vraiment important ? Elles ont discuté, un jour, de la question. Marianne a simplement dit que les causes et les effets n’existent pas ; qu’il fallait s’en tenir à l’état des choses, sans expliquer, comme pour les prophéties bibliques dont on se souvient qu’elles ont bouleversé sa jeunesse.
En tous cas, elles sont sûres que leurs maris n’ont rien à faire dans ce qu’elles savent parfaitement être un petit délire.
D’ailleurs, leurs maris, si elles les avaient fait se rencontrer, n’auraient rien à se dire. Elles parlent souvent d’eux et chacune connaît très exactement la vie de l’autre. Elles sont persuadées de l’impossibilité de leur rencontre même si cette croyance semble en contradiction avec leur théorie des « rapprochements-réparations ». Il faut croire que la vérité s’éloigne dès qu’il est question de soi.
Mais Marianne, elle ne le dit pas à Florence, rêve de rencontrer Etienne, un « être brut », d’après Florence.
Le plus grand jour, pour Marianne et Florence, a été celui où elles ont découvert qu’elles connaissaient toutes deux Anne-Laure, la femme du meilleur ami d’Etienne, l’ancienne compagne de Michel. Ce jour là a été un véritable bouleversement, la preuve d’après Marianne que rien n’est fortuit, que les hasards se construisent dans l’absolue fatalité. Marianne qui a honte des lieux communs et des théories éculées n’a pas oser employer le mot «nécessité». Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. La réparation est nécessaire et les hasards sont comme des premières pierres.
D’abord, elles ont beaucoup parlé d’Anne-Laure. Toutes les deux l’adorent et Florence connaît maintenant un peu du passé d’Anne-Laure, son départ inopiné alors qu’elle vivait de grands moments avec Michel et Geoffrey. Mais ni l’une ni l’autre ne connaissent le motif de cette rupture. Anne-Laure ne parle jamais de son passé. Florence ne savait même pas qu ‘elle avait vécu, avant de rencontrer Jean avec un autre homme. Anne-Laure est souvent triste, comme si une chose, certainement de son passé, la rongeait. Marianne et Florence ne connaissent donc pas l’histoire, même si elles se doutent de l’importance d’un événement qu’elles tentent, chaque fois d’imaginer. Peut-être simplement le désamour. Mais elles n’y croient pas.
Florence a décrit Jean comme un homme de qualité, peut-être un peu trop sûr de lui, frôlant toujours l’emportement, peut-être aussi un peu volage, comme Etienne. Mais, Marianne en est sûre. Il aime Anne-Laure, très fort. Marianne a été rassurée.
Florence sait parfaitement que son mari la trompe régulièrement. On pourrait croire qu’elle lui pardonne ses incartades, comme dans un mauvais roman où la femme pardonne tout aux autres, forte de son amour et de la compréhension de la totalité qui nous enchaîne. On se tromperait. Elle ne le supporte pas et a même dit à Marianne qu’un jour, elle se vengerait, doucement, sans drames. Elle, n’a aucune aventure extra-conjugale. Elle trouve qu’une vengeance de cette nature serait «ridicule et malsaine». Elle ne comprend d’ailleurs pas cette tromperie (elle emploie souvent ce mot). Etienne n’arrête pas de lui dire qu’il l’aime profondément. Il faudra donc s’occuper, un jour, de cette ignominie. C’est ce qu’elle a dit à Marianne peu de temps après leur première rencontre.
Marianne comprend Florence. Elle ne supporterait pas que son mari la trompe. Elle est sûre de sa fidélité. Et elle ne se trompe pas.
Curieusement, Florence n’a pas dit à Anne-Laure qu’elle avait rencontré Marianne.
A l’évidence quelque chose se tramait. Fragments disjoints. Tikkun olam. La réparation du monde.

Je l’ai trouvé…

“Monsieur le professeur,

Je l’ai trouvé. Il habite dans les Corbières, dans une jolie maison de village toute en pierres apparentes entourée d’un immense jardin. Cela n’a pas été sans mal. Je crois inutile de relater mon enquête. Il suffit de charmer les fonctionnaires des impôts et il faut croire qu’il n’est pas si facile que ça de disparaître.
Michel Monpazier est vraiment charmant, exquis. Et je ne comprends pas sa retraite, il est très sociable. Lorsque je me suis présentée comme l’une de vos étudiantes, à la recherche du coauteur de votre premier ouvrage, il n’a pas eu l’air surpris. Comme s’il m’attendait. Il m’a offert un café et des biscuits aux amandes et m’a parlé de vous dans des termes élogieux. Il m’a dit que vous serez toujours son ami, qu’il allait d’ailleurs, très bientôt vous rendre visite et vous faire la surprise d’un retour. Il m’a demandé si je connaissais votre épouse. Il a eu l’air déçu par ma réponse négative.
Evidemment, il m’a demandé comment je l’avais découvert. Je lui ai dit comment. Il a éclaté de rire. Vous souvenez-vous de son rire ? Tonitruant est un mot trop faible.
Il ne vit pas seul. Une femme, magnifique, nous a rejoint très vite.
La maison est remplie de livres, mais sans désordre. Tout y est parfaitement rangé.
Je lui ai demandé s’il écrivait, s’il publiait, s’il s’intéressait toujours à la philosophie et c’est la femme qui m’a répondu en riant. Elle m’a dit que « le seul livre qu’il voulait écrire était celui qui n’avait jamais été publié : l’histoire du cassoulet ». Je me suis demandé s’ils ne se moquaient pas de moi mais ils m’ont rassuré en me demandant, sérieusement, de leur parler de mon mémoire de troisième cycle. Lorsque j’ai commencé, la femme s’est éclipsée et nous nous sommes retrouvés seuls dans ce qui fait office de salon (une grande pièce avec un canapé au milieu et des milliers d’étagères de bibliothèque).
Il m’a demandé si je connaissais « l’autre camp » et je n’ai pas compris la question. Il m’a dit que « l’horreur d’un monde sans sujet » m’avait bien été « inculqué », par vous. Je ne comprends toujours pas et je suis sûr qu’il s’est moqué de moi. Pourtant, il m’a invité à déjeuner (un cassoulet) et - vous ne le croirez pas – à passer quelques jours dans leur maison. J’ai accepté et j’espère avoir bien fait.
Me voilà donc dans cette jolie maison. Je crois que j’ai de la chance. Mais je me sens un peu voleuse et n’ose pas aborder ce qui vous a fait le chercher.
Nous passons nos journées à discuter et, avant de dormir dans ma belle chambre aux murs bleus, je note ce que j’ai pu en retenir. Il m’a dit qu’il y avait bien longtemps qu’il ne discutait plus. Il a même ajouté hier soir que « la discussion était vaine » et que « les hommes qui croyaient penser ne faisaient que ressasser ce qui avait déjà été dit des milliards de fois », que tout était « reproduction », que « les assemblages de mots ne différaient, d’une période à l’autre que par les styles », que « seule la découverte scientifique ne se répétait pas, car elle ne pouvait être duperie », que « bien sûr en découvrant, les hommes n’inventaient rien », que « la vie n’était qu’une lecture du Monde et que jamais la première page ne serait lue, la création de ce qui crée ne pouvant être décryptée ».
J’ai répondu – vous ne m’en voudrez pas- par Foucault, sans le nommer. Je lui ai dit que l’oubli du « souci de soi » est un avatar de la pensée dite moderne qui délaisse le sujet au profit de la connaissance ; que les anciens assimilaient le « connais-toi toi-même » au « soucies-toi de toi-même » qui est la première forme de la transformation maîtrisée de l’individu. Je sais que vous n’aimez pas la référence à Foucault mais je crois que son histoire de la subjectivité, dans ses cours du début des années quatre-vingt, apporte beaucoup à votre théorie. Je suis consciente de mon insolence mais je profite de notre nouvelle relation pour vous dire ce que je pense.
Votre ami, qui décidément lit tout, m’a reproché de ne pas citer mes sources et il est allé dans la bibliothèque chercher le bouquin du philosophe sur « l’herméneutique du sujet » et m’a lu le passage qui constituait mon discours de la minute précédente. J’ai du rougir car il s’est approché de moi pour me caresser les cheveux, comme un père.
L’on pourrait croire que votre ami est aigri et qu’il « ressasse » des aphorismes de désespéré. Il n’en est rien. Il est toujours joyeux. Vous verriez comme il parle du cassoulet !
Pour revenir à ce qui vous préoccupe, sachez qu’il m’a parlé longuement de votre épouse, ce matin, au petit-déjeuner. J’ai noté. Il m’a dit que vous aviez de la chance et m’a raconté votre première rencontre dans cet amphithéâtre. Je crois qu’il était question de prophètes et de psychanalyse. Il est parti dans un de ses éclats de rire que vous connaissez mieux que moi. Il m’a même dit, je ne sais pourquoi, que vous étiez un piètre joueur de flipper.
Il m’a aussi dit que votre épouse s’intéressait au judaïsme et qu’il venait de finir un ouvrage de Lessing, un auteur philosophe du dix-huitième siècle (j’ai noté) et se promettait lorsqu’il reviendrait à Paris pour revoir ses amis de lui offrir ce livre qui, selon lui est insensé. Si j’ai bien compris l’auteur y affirme que les Hébreux étaient un peuple enfant, fruste, grossier, et que Dieu les avait choisis pour sa révélation car il pouvait facilement frapper leur imagination et instaurer le monothéisme, la Loi. Mais pour ce Lessing, Dieu a découvert qu’il s’était trompé. Ce peuple était trop primaire et incapable d’intérioriser le message, « le sens de l’abstraction » leur faisant défaut. D’où le christianisme de l’âge adulte.
Il m’a dit que « Marianne aurait tué ce Lessing d’un coup de poignard » et qu’il était « dommage qu’il n’ait pas découvert l’ouvrage à l’époque de votre rencontre. Les juifs sans abstraction ! Marianne aurait brûlé tous les Lessing du monde !
La seule fois où j’ai vu son visage s’assombrir, c’est quand il m’a parlé de son fils Geoffrey. Il m’a dit qu’il regrettait de ne pas le voir, mais qu’il « fallait qu’il règle d’abord un problème personnel ». Je suis sûre qu’il s’agit d’une femme mais c’est sûrement mon côté romanesque qui transparaît.
Je vais maintenant vous avouer une ignominie : Ils étaient partis faire des courses et j’étais seule dans la maison. Je suis allé dans son bureau et j’ai allumé son ordinateur. Je suis tombée sur des centaines de pages écrites et j’en ai lu quelques-unes unes. En fait des centaines de lettres adressées à je ne sais qui. Ce qui m’a frappé, ce sont les styles, jamais les mêmes. Et puis des aveux, rien que des aveux. J’ai vite éteint, de peur qu’ils ne reviennent et me sens un peu coupable de cette effraction.
Mais je suis sûr maintenant qu’il ment lorsqu’il affirme ne rien écrire.
J’ai fait preuve d’encore plus de témérité lorsque je lui ai demandé s’il préférait l’ordinateur ou le stylo. Il m’a regardé et il a compris, j’en suis sûre, que j’étais allée fouiller dans son bureau. Il m’a d’ailleurs répondu que je devais certainement le savoir.
Ils ont l’air très amoureux et n’arrêtent pas de se regarder tendrement. Je vous ai déjà dit que la femme est très belle. C’est peu de le dire. Imaginez Ava Gardner. Elle est vraiment gentille avec moi. Hier, alors que nous étions seuls dans la cuisine, elle m’a dit qu’il était le seul homme qu’elle n’ait jamais aimé et qu’elle me souhaitait un bonheur comme le sien. Ce ne sont pas de simples mots. Elle l’adore purement et simplement. Elle ne vous connaît pas mais a beaucoup entendu parler de vous. Il semble que Monsieur Monpazier vous ait beaucoup taquiné dans le passé car elle parle de vous toujours en riant, pas méchamment. Elle m’a dit que vous étiez, parait-il d’une jalousie maladive et que vous l’auriez forcé à écrire avec vous.
J’avoue que je ne comprends pas bien pourquoi ils se laissent aller à ces confidences et pourquoi ils m’ont invitée. Mais je suis sûr qu’il vous aime réellement et que la visite de l’une de ses étudiantes doit le ramener à vous.
Je sais maintenant que votre femme s’appelle Marianne. Un joli nom.
Lorsque je lui parle de mon travail, sous votre direction, il a l’air très intéressé. Il m’a même conseillé un sujet de thèse : « les chagrins d’amour ». Je croyais encore qu’il se moquait de moi. Mais il m’a dit que seul les chagrins d’amour et les morts des proches valaient la peine d’être écrits car « ce sont les seuls moments où l’homme se retrouve seul avec lui-même et seul avec l’espace ». J’avoue avoir été convaincue et aimerais, si vous me le permettez, en discuter avec vous. Il a ajouté que « dans ces situations le malheur ne s’inventait pas et que la seule thérapie passait, évidemment par autre chose que sa redondance », que « celui qui n’a pas connu le chagrin d’amour n’a pas encore vécu », que « c’est le seul sentiment qui lui fait douter de la continuité entre l’homme et l’animal, bien que, parait-il, l’on ait produit du chagrin d’amour dans des souris de laboratoires et que certains hommes n’en sont pas capables (du chagrin d’amour).
Croyez-vous qu’il parle d’une expérience personnelle ? Mais je vois que je m’enfonce dans l’empirisme. Vous nous avez pourtant appris que la théorisation est exclusive de l’expérience et que des milliers de faits ne sont rien devant le tout ; que justement le malheur inventé recherche l’essence, l’esprit de notre angoisse vitale.
Vous voyez que je profite de ce séjour pour parfaire les approches de votre théorie.
Connaissez-vous Olivier Biron ? Je vous pose la question car dans la bibliothèque de Monsieur Monpazier, sont rangés plusieurs exemplaires d’un livre de cet auteur («Echappées») et lorsque je lui ai posé la question de cette pluralité, il n’a pas répondu. Ce matin, je suis retourné voir sur l’étagère. Les ouvrages ont disparu.
Que dois-je faire désormais ? Rester ici ? Attendre vos instructions ? J’avoue que je m’y plais bien. Il m’a proposé de rencontrer son fils à Paris, en ajoutant même qu’il « était pire que lui et que je n’avais qu’à bien me tenir quand je lui parlerai de mes travaux avec vous ».
Je ne sais pas ce qui a pu vous éloigner l’un de l’autre. Vous avez de la chance d’avoir un tel ami et il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’il n’est pas capable de provoquer de la peine. Monsieur Monpazier est un être exceptionnel.
J’attends donc votre réponse.
Respectueusement.”

Chère amie, II

“Chère amie,

La campagne nîmoise, j’en suis sûr, doit se battre avec tous les bleus du ciel. Je vais bientôt vous rendre visite, si votre invitation tient toujours. Avec Anne-Laure, ma femme. Elle ne connaît pas la Provence. Hier, je lui ai proposé un week-end chez vous. Elle a hâte de vous rencontrer. C’est du moins ce qu’elle m’a dit. Je vous appellerai très bientôt. Je ne lui avais jamais parlé de vous. Mais c’est désormais chose faite. Tout se passe en ce moment comme si j’avais besoin de rassembler ma vie, de joindre ses moments, de tout ramasser. Je rêve d’une tempête qui ferait s’envoler les interstices du temps. Tout ramasser en un moment.

Anne-Laure travaille dans une maison d’édition de livres d’art. Je lui ai dit que pour une amoureuse de la peinture, ne pas connaître les lumières provençales était une infamie. Elle m’a répondu qu’elle les imaginait et que cela lui avait suffi jusqu’à présent. Elle a ajouté que c’était comme une bonne chose que l’on gardait pour la fin, pour mieux la savourer. C’est ce qu’elle dit aussi pour Venise qu’elle ne connaît pas non plus.

J’ai relu votre dernière lettre. Je rêve aussi d’une nouvelle virée à Séville, pour les corridas, avec vous, Anne-Laure, Etienne, sa femme Florence. Qu’en dites-vous ?

Vous voyez, je ne vous parle plus de mes histoires de pieuvre. Elles me semblent s’enfouir dans le passé. La fin approche et nous saurons très bientôt.

Etienne est donc passé vous voir. Il vous aime beaucoup. C’est un vrai ami. Je crois qu’il est actuellement d’assez mauvaise humeur, je ne sais pourquoi. J’ai l’impression qu’il commence à s’interroger sur sa vie et que, comme moi, il revient aux choses les plus simples.

C’est vous qui me traitiez d’enfant gâté. Vous aviez raison. J’ai passé ma vie à m’apitoyer sur mon pauvre sort, au moindre tracas pourtant secondaire. Sans voir autour de moi, sans véritablement enlacer ceux que j’aime, certain que les silences étaient respectables alors qu’il faut, j’en suis sûr maintenant, parler de temps à autre et embrasser toujours.

Lorsque vous connaîtrez Anne-Laure et si elle m’y autorise, je vous en dirai plus long sur les mille destins qui guettent une faiblesse. Connaissez-vous Simone Martini, le peintre italien ? Je suis sûr que oui. Vous me le direz prochainement.

Anne-Laure m’a demandé d’arrêter quelque temps de travailler. Elle voudrait que j’écrive. Tout ce qui me passe par la tête. Elle est persuadée que j’ai besoin de cette rupture temporaire ; que j’ai les moyens de la mettre en œuvre, mes collaborateurs étant très compétents. Qu’en pensez-vous ? J’avoue que la chose me tente. Mais pas pour écrire. Je n’ai rien à dire. C’est, dites-vous toujours, le lot commun de tous les écrivains. Ils n’ont rien à dire mais s’évertuent à démontrer le contraire. Comme si la simple écriture, la moindre page imprimée les constituaient en héros. C’est bien de l’héroïsme que de remplir des pages sans ne dire autre chose que les soubresauts réguliers et vains de la vie quotidienne. Je ne sais d’où vient la gloire de ceux qui écrivent. Peut-être simplement qu’ils maîtrisent, un peu mieux que les autres, l’organisation des phrases alors qu’ils pensent comme tout le monde et sont englués dans le même temps. Un peu léger, ne croyez-vous pas ? Tout sauf des héros. Des enjoliveurs qui font croire à l’originalité du sens commun.

Je ne sais ce qui me prend à pester contre tout le monde. Je ne changerai jamais.

Vous souvenez-vous de l’histoire du monsieur qui voulait tout quitter le jour de ses quarante ans ? Ma première histoire pour la bande ? Figurez-vous que je l’ai rencontré, par hasard, dans un café. Il m’a raconté que son histoire avait duré trois jours. Il n’a pu tenir plus longtemps. Si je l’avais rencontré après sa brève expérience, je n’aurais même pas raconté son histoire. Trois jours de rupture ne valent pas la peine d’être racontés. Comme quoi le fantastique dépend essentiellement des moments, de son moment. On imagine une vie en rupture avec la nôtre, on en fait un événement, on la constitue. Et patatras ! Ce n’était qu’une invention romanesque. Cette vie rentre dans le rang, elle s’ajoute aux milliards des existences, banales, données, sans exception. Tout revient dans l’ordre. L’on ne peut se dégager de l‘ancrage. Qu’il est dur de rompre !

Et si la véritable force était, justement, l’immobilisme ? A quoi cela sert-il de sortir de notre cercle ? Ceux qui veulent faire de leur vie un roman sont ridicules. Comme des mouches qui se cognent sur les vitres. Tenez, à ce sujet, je vous raconte une histoire. Je sais que vous les adorez.

Un jour, un homme rencontre son sosie. La ressemblance est parfaite et ils restent tous les deux pantois, ne sachant pas quoi dire, quoi faire. Ils sont dans la rue et restent plantés là, les yeux dans les yeux. Ils décident de prendre un café ensemble et se parlent longuement. Ils rient désormais et une idée leur vient. Prendre la place de l’autre une journée, une seule journée. La chose est banale, me direz-vous. La littérature pour enfants et les mauvaises séries télévisées abondent d’histoires de ce genre. C’est vrai. Mais c’est ce qui arrive qui est moins courant. Figurez-vous que la journée passée, l’un des deux ne veut plus revenir à sa vie. L’autre ne l’admet pas. Ils en viennent aux mains et même aux armes. Ils s’entre-tuent et meurent. Tous les deux. La femme qui m’a raconté cette histoire m’a affirmé qu’elle était vraie. Bien sûr, je ne l’ai pas crue. Mais elle a ajouté que c’est l’histoire des hommes qu’elle me racontait là, les semblables qui s’égorgent, l’interversion toujours possible de deux vies, au-delà des corps qui la soutiennent. Bref un galimatias pseudo philosophique. C’est ce que je lui ai dit. Je ne supporte pas, vous le savez, les allégories de bas étage et les théorisations surannées. Elle s’est fâchée. Et depuis je ne la revois plus. Nous étions pourtant bons amis. Voilà mon histoire. Une histoire sans queue ni tête qui fâche de bons amis, allez savoir pourquoi ! Il faut croire que les mots ont encore leur importance ou que les peurs ne nous quittent jamais.

Je vous disais plus haut que l’immobilisme était une force. Je ne sais pas moi-même ce que cela veut dire mais j’en suis sûr. Je vous laisse le soin dans votre prochaine lettre de me l’expliquer. Vous avez le don d’expliquer les intuitions et vous êtes toujours convaincante.

La pluie se met à tomber. Je la déteste.

Affectueusement. “

mb, histoires

Tio pepe

Dans la panoplie des moyens de communications électroniques, le SMS est redoutable pour ceux qui, comme moi, détestent la concision et le définitif. Ce type de message est difficile à maîtriser, du moins lorsqu’on le veut efficace. Pour sa nécessaire contraction, il doit être pensé, construit, sans fioritures ni profusion des mots que permet le courriel ou, mieux, la lettre manuscrite.

Dans cette pratique de la dépêche-flash, M, l’obsessionnel de la synthèse, est imbattable.

J’ai, désormais un iPhone, convaincue par M de la nécessité absolue de le posséder, comme toutes sortes d’ordinateurs et tablettes du dernier cri qu’il estime indispensables. Mais je résiste.

Je lis le dernier message de M.

« Clara, tu connais mieux que quiconque le principe des indiscernables du vieux Leibniz. Si, comme il l’affirme, il n’existera jamais deux individus semblables, je suis donc rassuré.**Tu es donc unique, ce qui me rend fier d’être ton ami. PS. Ne crois pas que je suis en train de débloquer. C’est juste un message pour te rappeler le diner à la maison Samedi soir. »

J’ai répondu :

« M, je ne savais pas que tu étais tombé dans la soupe existentialiste. Mais puisque tel semble être le cas, laisse-moi te rappeler que ma mémoire est gigantesque, que je n’ai besoin ni de conscience de moi, ni d’agenda pour les diners chez des amis »

C’est là qu’il me répond :

« Clara, tu sais bien que trop de mémoire peut être dangereux »

Je n’ai pas répondu, l’allusion était trop criante. Mais je peux me tromper et courir après des insinuations fantômes.

La mémoire est bénéfique lorsqu’elle est mise entre parenthèses.
C’est ce qu’il m’a dit un jour, cet idiot, alors que nous nous trouvions seuls dans son salon. Anna, dehors, faisait découvrir à Louis ses dernières plantations.
Je suis restée bêtement silencieuse. Nos époux sont revenus et Louis nous a dit à quel point il avait été bluffé par la compétence botanique d’Anna. Il affirma, avec un grand sourire à l’endroit de M, que s’il ne m’avait pas rencontrée, il aurait rêvé d’une femme comme Anna. Le jaloux n’a pas bronché.

Anna ne sait pas pour M et moi. Louis est toujours gêné par ce mensonge “par omission”. Il veut que la vérité, pourtant “anodine” lui soit révélée. Je fais alors semblant de réfléchir, lui affirme qu’il a raison, lui promet que je trouverai l’instant approprié pour raconter à Anna. Puis, on fait semblant d’oublier. “Anodine” ! Je vais l’étrangler !

Moi, je dis qu’évidemment, ça ne me crée aucun souci, que j’aime Louis, que M est un vrai ami.

Lorsqu’un sujet de conversation nous ramène à un souvenir commun, nos yeux se baissent. Mais je ne crois pas qu’Anna le remarque.

A vrai dire, c’est M qui s’oppose farouchement à la “révélation”. Il se dit coupable du premier silence et prétend que ce “dire” de la vérité qui serait donc “différé” serait un drame. Il est persuadé qu’il s’agirait d’une “trahison ponctuelle” qu’Anna aurait du mal à digérer.

Bref, du M et son côté romance, ses formules emphatiques, presque du courrier de lectrices de magazines à gros tirages.

A cet instant même, je prends mon téléphone, retrouve le dernier message et décide de répondre :

« J’ai pu trouver du Tio Pepe pour l’apéro »

Là, je sais qu’il ne va pas répondre, que j’ai gagné dans la minuscule partie. Il va s’énerver, se demander comment je peux oser. Tio Pepe, Vino de Jerez. Muy secco.
Louis, dans son bureau m’entend partir dans un éclat de rire et me demande si je suis au téléphone. Je lui crie que non, que j’ai cru, simplement voir un fantôme. Curieusement, il ne répond pas et ne vient pas me voir.

C’était il y a longtemps, quand les humains se parlaient.

Moi, j’étais dans le Tikkun Olam et M dans la démolition du sujet, dans la mouvance structuraliste.

Moi, non juive dans la réparation cabalistique, lui le juif athée dans le combat contre les transcendances.

Le jour de notre rencontre dans un restaurant universitaire, j’ai été attiré par ses yeux, bleus, fureteurs, cherchant toujours et sans y parvenir, à se poser. Sur du beau m’a-t-il dit, dans un de ses moments où lui viennent ses mots boursouflés.

Je lui ai raconté le Tikkun. Il était atterré.

Il est, évidemment, parti dans ses discours sur l’inexistence du sujet, m’invitant à lire Spinoza ou Foucault et à me débarrasser des foutaises qui encombraient la raison pure.

Quand je lui ai dit, sur une chaise du Jardin du Luxembourg, qu’il n’avait rien compris, il s’est approché de moi, m’a pris tendrement le visage entre ses paumes et m’a dit :

- Je vous aime.

J’ai ri et nous sommes partis, main dans la main, dans son deux-pièces, dans le douzième arrondissement.

Ma réputation de femme envoutante mais inaccessible, révélée par les réflexions de ceux qui nous ont surpris enlacés dans les couloirs de la Faculté, l’a fait beaucoup rire.

Puis l’Espagne, jusqu’au jour maléfique, ce jour de pluie de Mars.
Il m’avait demandé de m’installer chez lui. J’ai évidemment refusé. Indépendance, profit des moments ensemble, aliénation et tutti quanti.

Il s’est donc posé la question de savoir comment il pouvait s’y prendre pour me garder “nuit et jour” à ses côtés. Et il a inventé, menti, fabulé. Un vrai escroc, ce M, mais je ne pouvais l’imaginer.
Je le vois donc un jour les yeux gris et vitreux, respirant difficilement, une main sur la poitrine, en instance de malaise.

Je m’inquiète et il ne répond pas. J’insiste et il me prend la main.

Puis il me dit :

- il faut que je parte récupérer mes anges, en Espagne.

Je lui réponds que je ne comprends pas et lui demande d’arrêter de se moquer de moi. Quels anges ? En Espagne ? Je lui intime l’ordre de prendre un Doliprane, il a une sale tête.

Il serre encore plus fort ma main et me raconte.

Il me raconte, ce grand escroc que nous ne voyons rien de ce qui nous entoure, que les dimensions, quatre ou six je ne sais plus, nous sont imperceptibles, que la matière est en filigrane, que le sentiment est solide et les corps liquides. Ou quelque chose d’approchant. Il parle longtemps, m’intimant l’ordre par des gestes secs et impolis de ne pas l’interrompre. Et il ne sourit même pas, pose de temps à autre sa main sur son front, comme pour la prière du Chéma Israël, se lève, se rassoit, passe une autre main qu’il veut élégante dans ses cheveux. Et il parle toujours, de mondes, de science, de relativité, de génies. Et en arrive aux anges, aux siens.

C’est là que le grand diseur assène :

- Les anges sont nos doubles ou nos quadruples. Ils sont toujours là, mais nous ne les voyons pas. Moi, je ne les connais pas tous. Juste un. Et il est perdu en Espagne. Il a besoin de moi pour revenir.

Je le regarde et ris. Je lui dis que s’il s’agit d’aller passer un week-end en Espagne, je suis partante, même si ma thèse a pris du retard et qu’il est inutile pour me convaincre de faire le collégien, rimbaldien des djinns.

Il hurle, me traite de matérialiste misérable, d’ignorante de l’invisible, de femme carrée et sèche. Il est vraiment sérieux. Et je me dis qu’il doit subir une fièvre de cheval, qu’il a chopé une maladie tropicale qui le fait délirer, que c’est peut-être l’étudiant sud-américain qui vient de débarquer à la Fac et que nous avons invité au restaurant qui lui a transmis le microbe, qu’il faut peut-être aller au centre africain de médecine tropicale, Boulevard de Picpus pour, vite, enrayer le mal.

Il doit lire dans mes pensées. Immédiatement, il se lève et me dit :

- Ne viens plus me parler de ton Louria, de tes réparations de monde et de tes vases idiotement brisées. Comment peux-tu ne pas voir tes anges ? Reste à Paris, je vais en Espagne. *Peut-être à un de ces jours ! *

Et il me laisse là, abasourdie.

Je laisse faire, le vois partir furieux, guette sa main qu’il va certainement passer de son geste imbécile dans ses cheveux. C’est le signe du faiseur qui va me rassurer. Non, elle est derrière son dos, comme pour mieux redresser le buste qu’il veut assurément droit, pour conforter la gravité de l’instant.

Bien sûr, je l’ai appelé, sans succès. Je suis allée chez lui, il n’y était évidemment pas. Il boudait, le Monsieur, me disais-je et je suis retournée à ma satanée thèse avant d’aller dormir. Assez mal, je l’avoue.

Le lendemain, pas de M, nulle part. Je commençais à m’inquiéter, imaginais une nouvelle conquête, notre séparation, un stratagème pour une rupture, pestais contre mes convictions d’impossible brisure de notre si beau couple, jurais qu’il allait voir ce qu’il allait voir, que le premier venu ferait l’affaire, qu’il reviendrait en suppliant, que j’exigerai qu’il se mette à genoux pendant au moins une heure.

Puis je suis allée, à nouveau, chez lui. Personne. Je ne savais que faire. J’écrivais un petit mot assez gentil que je glissais sous sa porte avant de rejoindre la bibliothèque. Impossible de travailler, je guettais l’entrée. Il allait venir, me demander de sortir, me plaquer contre un mur et m’embrasser avec une fougue inégalée, comme il savait si bien le faire. Et me dire qu’il m’aimait, que la vie sans moi était un gouffre inutile, qu’il était né pour moi, qu’il m’adorait, qu’il devenait urgent de ne plus se quitter.

Mais rien. Rien pendant une semaine. M avait disparu. J’appelais les amis mais personne ne l’avait vu. C’est pendant cette semaine que j’ai rencontré Louis. M m’avait raconté leur première rencontre et les réparties dangereuses.

J’ai collé un papier à la cafétéria. « Cherche Louis, ami de M. Merci de me téléphoner. Clara ». J’ai compris, plus tard, que j’étais une idiote. Des dizaines de Louis m’ont appelée, persuadés de l’aubaine de la rencontre facile.

Puis le vrai Louis que j’ai immédiatement reconnu lorsqu’il m’a dit au téléphone, en éclatant de rire, que M était vraiment un « petit con ».

Nous nous sommes rencontrés au Balzar.

Celui qui, allait donc devenir, bien plus tard, l’homme de ma vie m’a immédiatement reconnu et, d’emblée, lorsqu’il m’a aperçu au fond de la salle s’est approché de moi et m’a dit, je m’en souviens encore :

- il m’avait dit que vous étiez belle. Comme le jour. Mais il était en dessous de la vérité.

J’ai certainement rougi avant de poser la question : savait-il où était cet idiot ?

Il m’a répondu, en souriant :
- Avec son ange.

C’en était trop. Lui aussi se moquait de moi. Et je lui ai dit, je crois assez directement, peut-être un peu violemment, que ça suffisait, que j’allais m’énerver.

Il souriait encore quand, sortant une enveloppe de sa poche, il me dit :

- Chinchon.

Le mot ne me disait rien. Il sonnait ridiculement. Mais c’était de l’espagnol, ça j’en étais sûre.

Il poursuivit :

- Chinchon, à environ 50 km de Madrid. Il vous attend.* Dans l’enveloppe, un billet de train de nuit et les horaires de cars. Et l’adresse de la pension. Vous verrez, l’endroit est très beau. Vous aimerez, j’en suis sûr.

J’étais interloquée. Je réfléchissais quelques secondes pour chercher les mots de la furie. Mais il se dirigeait déjà vers la sortie. Le barman a cru à une dispute d’amoureux. Il avait l’habitude de ces départs précipités, des esclandres d’étudiants désœuvrés et tentait de compatir par un gentil sourire.

Je ne souriais pas.

Nous étions quatre dans la cabine et personne n’a dormi. Mais les horaires des cars de Madrid vers Chinchon ne correspondaient pas. Il s’agissait des horaires d’hiver. Il a fallu attendre près de quatre heures.

En Espagne, jusqu’à ce maudit jour de pluie de Mars. Maudit jour.

La pieuvre

“J’eus donc très peur, et vous me croirez, j’ai pressenti immédiatement la catastrophe. Ma secrétaire était toujours muette et blanche. Je répétai :

- Alors, Hélène, que se passe-t-il ?

Elle n’eut aucune réaction ou plutôt si, je me souviens maintenant. Elle mit sa main sur sa bouche et sortit de mon bureau, en courant. Je la suivis. Elle s’enferma dans un endroit intime.

Je frappai à la porte, ce qui me sembla impudique, et attendis, en baissant les yeux. Je l’entendais pleurer et fus très rassuré. Il devait s’agir encore d’un chagrin d’amour. Elle les collectionne. Les hommes qui l’approchent ne peuvent, à la longue, supporter l’envoi minuté, toutes les heures de la journée, de mails dans lesquelles elle déclare un amour éternel. Il faut vous dire qu’elle reste tard le soir au cabinet pour les taper afin qu’elles soient prêtes à l’envoi le lendemain. Je n’y vois, vraiment, aucun inconvénient, même si mes confrères blâment cette mansuétude dont ils me disent qu’elle pourrait me jouer des tours.

Je la consolai, à travers la porte fermée :

- Hélène, les hommes sont des goujats et ne savent pas vous apprécier. Ils deviennent insensibles aux grandes relations épistolaires ou - comment dirais-je - émailaires , si vous me permettez ce néologisme.

Elle sortit, me lança un regard tueur, et, d’une voix brisée, mais dédaigneuse me dit :

- Vous n’êtes génial que dans votre métier. Pour le reste…

J’étais, vous l’imaginez, médusé. Je vous ai souvent parlé de ma secrétaire. Elle a tous les dons, y compris le sens de la formule qu’elle manie avec brio. Mais me parler ainsi ! Je me dis que les chagrins d’amour étaient décidément bien tristes.

Sans même s’excuser de cette réaction inqualifiable, elle insista dans son insolence :

Il vous faut me suivre dans mon bureau.

Je m’exécutai. Elle s’arrêta sur le seuil de la porte et tout en me montrant du doigt une boite mauve, une sorte de carton à chaussures qui trônait sur la table, grommela :

Avant que vous ne souleviez le couvercle de ce colis, reçu à l’instant, sachez que vous devez vous préparer au choc que j’ai moi-même subi et qui a provoqué le comportement que vous vous voudrez bien excuser.

Je m’approchai, intrigué. Je commençai à devenir anxieux. Je devais, cependant, me donner la contenance qui s’imposait, tout le personnel, bien sûr alerté, s’étant rassemblé dans le couloir, derrière Hélène. Ils attendaient. Je soulevai le couvercle. Au milieu, fixée par quatre épingles dorées, une sorte de tête de pieuvre me fixait, les yeux exorbités et méchants, dans une odeur immonde. Un magma gélatineux, terrifiant, gris.

Je ne veux, plus avant, décrire cette monstruosité, mais croyez-moi, je comprenais mieux ma secrétaire dont la stupéfaction avait du être mineure, comparée à la frayeur radicale que je ne pus dissimuler.

Je ne sais pourquoi, j’ai immédiatement compris que mon insouciante vie, le bonheur de ma famille, de mes amis et même de mon métier dont ma secrétaire affirme, mais sans savoir, qu’il est exercé génialement, allaient être bouleversés.

Vous m’avez bien lu : une tête de pieuvre au courrier de l’après-midi ! 

Je me tournai, le cœur roulant, vers Hélène et les autres. Elle avait, elle, repris ses esprits et je crus déceler un vague sourire narquois lorsqu’elle précisa :

Il y a un mot, du moins je le suppose, dans l’enveloppe rouge au fond de la boite.

Je n’ai pas, malgré l’obéissance absolue dont elle a toujours fait preuve, osé lui demander de la prendre. Ainsi, en fermant les yeux, je plongeai la main dans cette viscosité et pris l’enveloppe. Tout en la maintenant, écœuré, entre deux doigts, je priai tout ce monde ahuri de se remettre au travail. Ce qu’ils firent, étant observé que je crus entendre, dans le brouhaha de leur départ, quelques rires étouffés.

Je revins dans mon bureau, non sans avoir usé, en me frottant les mains, tout le savon des toilettes. Je pris un coupe-papier, déchirai l’enveloppe et lus ce qui était écrit sur un papier vélin de grande qualité.

«Monsieur,

Je ne suis pas un ami et ne vous veux, comme vous l’avez compris, aucun bien. Il faut encore que vous sachiez que toute ma vie, dont je suis sûr qu’elle sera plus longue que la votre, je n’aurai qu’un but : vous harceler et vous détruire en regrettant cependant n’être pas celui qui vous trucidera, cette tâche salutaire étant, dans un très proche avenir, laissé à un autre de vos ennemis que je connais bien.

L’animal que je me suis fait le plaisir de vous envoyer est du même acabit que votre personne : baveux, glauque et immonde.

J’ajoute qu’il ne faut pas imaginer que ce fameux professeur qui est passé vous voir, pour les motifs que vous savez, hier à 14h 43mn pour repartir à 15h 52mn puisse être l’auteur de la présente. Vous vous tromperiez lourdement. Comme toujours.

Signé : l’un de ceux qui vous haïssent».

Je m’enfonçai dans mon fauteuil et y restai longtemps, à tenter de réfléchir. La sonnerie du téléphone me secoua. C’était Etienne qui nous invitait, ma femme et moi à nous rendre, après dîner, dans cette boite de nuit très privée et très huppée, tenue par cette femme qui n’avait qu’un prénom capital. Il venait, enfin, après mille révérences et pas mal de billets de cinq cent euros, d’obtenir sa carte de membre provisoire. Je refusai, bien sûr, sans même prendre l’avis de mon épouse, avant de proférer à l’attention de mon ami, je ne sais pourquoi, toutes les insultes du monde. Il n’en revint pas.

Je convoquai mes collaborateurs dans la salle de conférence et dit :

- Je serai totalement injoignable pendant un certain temps. Je compte sur votre dévouement et votre compétence pendant cette période.

Je les quittai, alors qu’ils étaient encore assis, abrutis, autour de la table. Je crus entendre la petite blonde, nouvellement embauchée et au demeurant très mignonne, s’égayer de mon absence provisoire. Je rangeai dans un placard mon dossier de bouchons, cachai sous une pile de courrier mon agenda et sortis en claquant la porte.

Je m’arrêtai au bar-brasserie du coin et commandai une bière. Je devais, sûrement, avoir une drôle de tête, être un peu bizarre dans mon comportement, la patronne qui est très amoureuse de moi, n’ayant même pas daigné me servir elle-même.

J ‘ai donc pris, face à ces événements invraisemblables, une décision radicale qui vous paraîtra peut-être excessive.

Je vous embrasse.”

basculement

Voici le passage du livre épuisé que la secrétaire générale de la maison d’édition lisait dans son petit bureau, après la visite du directeur administratif universitaire :

« Imaginons un homme, honnête, d’une quarantaine d’années, exerçant une profession libérale. Il aime la théorie et veut devenir connaisseur de philosophie, dans le but de comprendre les grands systèmes et adopter scientifiquement, de manière raisonnée, l’un d’eux. Pour se fixer, dit-il. L’inflation des pensées l’exaspère et il a l’intuition de l’imposture des mots. Il croit aussi savoir l’absurde des modes et des stratégies d’édition et sourit à chaque lancement d’un auteur lors des rentrées automnales.

Cet homme n’est pas inintelligent. Il sait vaguement l’importance des penseurs grecs, il a lu Marx, par commentateurs interposés, à une époque de son engagement exclusivement théorique, il a tenté à de nombreuses reprises, tout au long de sa vie, de comprendre l’apport de Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Nietsche, Heidegger. Il se croit matérialiste et structuraliste. Il a choisi, lui semble t-il, son camp : il ne croit pas au sujet libre et agissant.

Il hait les traités du bonheur périodiquement publiés par les philosophes hâbleurs qui font de la conduite de vie philosophe à l’usage de cadres stressés un fonds de commerce lucratif.

Il déteste la discussion, (les opinions étant ridicules) et s’énerve de la mode des cafés où elle s’exerce.

Il se dit dans la nature nécessaire et fermée et a du mal à se faire comprendre dans les rares confrontations dans des dîners en ville de plus en plus espacés. Il a, du reste, abandonné le dialogue et se contente de donner de lui l’image d’un déridé jovial et sans soucis.

Dans cette tentative de fixation salutaire, d’un ancrage dont il sent qu’il devient indispensable à ce moment de sa vie, il s’est, à nouveau, procuré de nombreux ouvrages de vulgarisation au rayon spécialisé d’une grande librairie.

Cet été, dans sa maison du Périgord, entre deux cris d’enfants, sous un catalpa et sur une table en teck il a, méthodiquement souligné, surligné, pris des notes.

Il se sent, pour la première fois perdu et ne comprend plus. Pour la première fois, dans ses lectures philosophiques (de seconde main), il s’ennuie et commence à s’interroger sur l’inutilité des grandes théories mal écrites et, en tous cas, incompréhensibles.

Après un millier d’heures de lecture et une quinzaine de livres hargneusement jetés sur l’herbe mouillée (et que le chien dévore), il réfléchit, tout en se disant qu’émettre une opinion, une pensée, ne peut être que futile, éphémère et tout aussi inutile.

Il en arrive à cette conclusion : les grands systèmes philosophiques sont nécessairement datés. Traitant de l’homme dans l’univers, elles ont été produites à des époques où la terre, plate, laissait harmonieusement le soleil tourner autour d’elle. Ou, lorqu’elle sont plus récentes, dans des moments ou la science en était, comme elle l’est d’ailleurs encore, à ses balbutiements.

En outre, les concepts élaborés par ces grands penseurs assénés aux étudiants de terminale, pour la plupart férus de jeux vidéo, ne veulent rien dire dans un monde dominé par les valeurs de la consommation.

Il se dit (il faut ici abréger) que la consommation de théorie est du même type et décide d’abandonner, pour la vie, de telles lectures. Pour venir à autre chose. Il est, en effet persuadé qu’il ne peut s’abandonner dans ce désolement dont il sent, au surplus, intuitivement, qu’il constitue une pensée philosophique.

Il décide de passer à la lecture de romans contemporains, en étant persuadé qu’il a sûrement raté, par son rejet du sujet, les vrais nœuds de la vie, qui se trouvent peut-être dans les affres de l’individu. Les auteurs du jour donnent sûrement à voir et à penser dans le futile, l’instantané, l’évanescent, seuls remparts contre la folie et la dépression. Il n’est pas convaincu et reste dans le vide de sa recherche (pour des raisons qu’il serait trop long ici d’expliquer).

Il décide une chose insensée : il va prendre un dictionnaire, fermer les yeux, écarter les pages, pointer un doigt, toujours les yeux fermés, sur un mot. Et s’en tenir, pour la vie. S’en tenir en l’approfondissant, en faire l’unique objet de ses préoccupations futures, quoiqu’il arrive.

Le doigt est tombé pile sur un mot : Disparition.

Il prend un cahier d’écolier et sur la première page écrit : Disparition, disparitions.

Sa vie a basculé. “

On peut imaginer que

On peut imaginer que l’histoire qui a commencé par des lettres d’amour adressées à Marianne, signées de Jean qui n’en n’est pas l’auteur, une pieuvre dans un carton, une lettre de menaces, une suite de rencontres, ce sont Marianne et Florence qui l’ont mis en branle.
On peut, aussi, supposer que le jour où Marianne a découvert le mariage d’Anne-Laure et de Jean qu’elle ne connaît pas encore, elle a eu, sans savoir pourquoi, cette idée de pieuvre et de lettres adressées à elle-même. La réparation du monde.
Ce serait Francis Villeréal qui, à la demande de Marianne, aurait écrit les lettres. Marianne qui ne connaissait pas Jean mais qui en a entendu parler par Florence l’aurait choisi pour le déclenchement. On connaît la volonté de Marianne de coller les fragments disjoints et elle aurait été persuadée que les univers éparpillés allaient « s’agglomérer » (ce serait le verbe employé lors d’une conversation avec Florence ou Francis).
On peut encore penser que Francis ne se trouvait pas par hasard en Normandie, que Marianne avait fait suivre Jean, qu’elle a demandé à Francis de s’y rendre, pour voir, comme ça, certaine de la rencontre. L’on ne sait d’ailleurs où Marianne a rencontré Francis et si elle connaît l’histoire de Paula et du premier manuscrit. Si ce n’était pas le cas, le hasard aurait bien fait les choses.
Il est possible d’affirmer qu’Anne, l’amie de Jean et qui adore recevoir des lettres a aimé, il y a longtemps, Jean-Charles et qu’elle lui envoie des cartes postales de Nîmes, sans un mot. On aurait pu raconter leur amour impossible.
Ou, encore, que la même Anne connaît très bien Florence et qu’elle est dans la confidence.
Et mille choses du même type, dans les moulures du temps.
Et puis, tout se serait enchaîné, au gré des nécessaires rencontres. Michel Monpazier, son fils, Jean-Charles, Etienne, Anne, Bénédicte, ses parents, Sophie. Sans oublier la romancière qui n’a pourtant pas été invitée chez Michel, sans que l’on ne sache trop pourquoi. Et Anne ?
C’est une hypothèse. C’est peut-être la vérité. Mais ce n’est pas sûr. On peut tout imaginer. Il suffit de croire que les hommes et les femmes ne sont pas immobiles.
Une seule chose est certaine : Marianne veut tous les retrouver. Chez Michel. Elle lui a, comme on le sait, téléphoné, en lui demandant de tous les recevoir, et il a accepté. Michel, qui signe ses nouveaux romans du pseudonyme d’Olivier Biron. Bénédicte en est persuadée.
Ils ont été étonnés de cette invitation mais Florence et Marianne savent persuader.
Anne-Laure va se trouver en face de Michel. Francis, lui, a envie de parler de Paula. Les autres seront là aussi. Sous le soleil et autour d’un cassoulet ils vont s’embrasser. L’espace ne serait plus sans fin.
On pourrait, ce serait la moindre des choses, décrire cette journée à la campagne, la rencontre d’Anne-Laure et de Michel, leurs silences, leur étreinte douloureuse et leurs regards baissés. On pourrait aussi parler d’Etienne et de Sophie, des rires de Marianne et de Jean, des caresses de Geoffrey et de Bénédicte, qui a d’ailleurs, (on a oublié de le dire) présenté son amoureux à ses parents dont on peut se demander s’ils n’ont pas, eux aussi, joué un rôle dans cette histoire.
La suite de l’histoire de Jean-Charles et de Marianne, leurs discussions après l’escapade auraient pu aussi être racontées. Comme les grandes promenades dans la campagne de Florence et Michel. Etienne qui s’émerveille devant les cerfs et raconte, à table, des histoires drôles, Laura qui discute simplement avec tout le monde, qui prend souvent la main de Michel. Jean qui passe des heures devant la bibliothèque, qui a oublié ses histoires de pieuvre, qui regarde souvent sa femme. Mais était-ce bien utile ? Ils sont tous chez Michel.
Lorsque les scientifiques ont avancé l’idée de l’existence d’innombrables galaxies, telles les nébuleuses spirales et elliptiques, ils ont parlé d’univers-îles.
Certains, après la lecture de ces histoires, seront persuadés que c’est de ça qu’il doit s’agir. Des galaxies en fusion. L’image est peut-être juste. Elle est peut-être trop belle. Une chose est certaine, même si la théorie n’est pas correcte : des personnes se sont rencontrées. Comme dans un roman.

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